Archives de catégorie : Extraits d’œuvres

Pierre de Ronsard

« Je vous envoie un bouquet »

Je vous envoie un bouquet que ma main
Vient de trier de ces fleurs épanies ;
Qui ne les eût à ce vêpre cueillies
Chutes à terre elles fussent demain.

Cela vous soit un exemple certain
Que vos beautés bien qu’elles soient fleuries
En peu de temps cherront toutes flétries
Et comme fleurs périront tout soudain.

Le temps s’en va, le temps s’en va, ma Dame,
Las ! le temps non, mais nous, nous en allons,
Et tôt serons étendus sous la lame ;

Et des amours desquelles nous parlons,
Quand serons morts, n’en sera plus nouvelle ;
Pour ce, aimez-moi cependant qu’êtes belle.


« Ciel, air et vents »

Ciel, air et vents, plains et monts découverts,
Tertres vineux et forêts verdoyantes,
Rivages torts et sources ondoyantes,
Taillis rasés et vous bocages verts,

Antres moussus à demi-front ouverts,
Prés, boutons, fleurs et herbes roussoyantes,
Vallons bossus et plages blondoyantes,
Et vous rochers, les hôtes de mes vers,

Puis qu’au partir, rongé de soin et d’ire,
A ce bel oeil Adieu je n’ai su dire,
Qui près et loin me détient en émoi,

Je vous supplie, Ciel, air, vents, monts et plaines,
Taillis, forêts, rivages et fontaines,
Antres, prés, fleurs, dites-le-lui pour moi.

ronsard

 

Le discours du vieux Tahitien

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Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n’es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? Orou ! toi qui entends1 la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l’as dit à moi, ce qu’ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu’il gravât sur une de vos pierres ou sur l’écorce d’un de vos arbres : Ce pays appartient aux habitants de Tahiti, qu’en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu’est-ce que cela fait ? Lorsqu’on t’a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t’es récrié, tu t’es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton coeur le vol de toute une contrée ! Tu n’es pas esclave : tu souffrirais la mort plutôt que de l’être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux t’emparer comme de la brute2, le Tahitien, est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu’il n’ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-nous jeté sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? t’avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t’avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse-nous nos mœurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons. Sommes-nous dignes de mépris parce que nous n’avons pas su nous faire des besoins superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. […] Va dans ta contrée t’agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisse-nous reposer : ne nous entête ni de tes besoins factices3, ni de tes vertus chimériques4. Regarde ces hommes ; vois comme ils sont droits, sains et robustes. Regarde ces femmes ; vois comme elles sont droites, saines, fraîches et belles. Prends cet arc, c’est le mien ; appelle à ton aide un, deux, trois, quatre de tes camarades, et tâchez de le tendre. Je le tends moi seul. Je laboure la terre ; je grimpe la montagne ; je perce la forêt ; je parcours une lieue de la plaine en moins d’une heure. Tes jeunes compagnons ont eu peine à me suivre ; et j’ai quatre-vingt-dix ans passés. Malheur à cette île ! malheur aux Tahitiens présents, et à tous les Tahitiens à venir, du jour où tu nous as visités !

 Denis Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, 1772.

Discours sur la peine de mort

Le premier de tous les combats de Victor Hugo – le plus long, le plus constant, le plus fervent – est sans doute celui qu’il mène contre la peine de mort. Dès l’enfance, il est fortement impressionné par la vision d’un condamné conduit à l’échafaud, sur une place de Burgos, puis, à l’adolescence, par les préparatifs du bourreau dressant la guillotine en place de Grève. Hanté par ce « meurtre judiciaire », il va tenter toute sa vie d’infléchir l’opinion en décrivant l’horreur de l’exécution, sa barbarie, en démontrant l’injustice (les vrais coupables sont la misère et l’ignorance) et l’inefficacité du châtiment. Utilisant tour à tour sa notoriété d’écrivain et son statut d’homme politique, il met son éloquence au service de cette cause, à travers romans, poèmes, témoignages devant les tribunaux, plaidoiries, discours et votes à la Chambre des pairs, à l’Assemblée puis au Sénat, articles dans la presse européenne et lettres d’intervention en faveur de condamnés. (Source : BNF)

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Messieurs, une constitution, et surtout une constitution faite par la France et pour la France, est nécessairement un pas dans la civilisation. Si elle n’est point un pas dans la civilisation, elle n’est rien.

Eh bien, songez-y, qu’est-ce que la peine de mort ? La peine de mort est le signe spécial et éternel de la barbarie. Partout où la peine de mort est prodiguée, la barbarie domine ; partout où la peine de mort est rare, la civilisation règne.

Messieurs, ce sont là des faits incontestables. L’adoucissement de la pénalité est un grand et sérieux progrès. Le XVIIIème siècle, c’est là une partie de sa gloire, a aboli la torture ; le XIXème siècle abolira la peine de mort.

Vous ne l’abolirez pas peut-être aujourd’hui ; mais n’en doutez pas, demain vous l’abolirez, ou vos successeurs l’aboliront. Vous écrivez en tête du préambule de votre constitution : « En présence de Dieu », et vous commenceriez par lui dérober, à ce Dieu, ce droit qui n’appartient qu’à lui, le droit de vie et de mort ?

Messieurs, il y a trois choses qui sont à Dieu et qui n’appartiennent pas à l’homme : l’irrévocable, l’irréparable, l’indissoluble. Malheur à l’homme s’il les introduit dans lois. Tôt ou tard elles font plier la société sous leur poids, elles dérangent l’équilibre nécessaire des lois et des moeurs, elles ôtent à la justice humaine ses proportions ; et alors il arrive ceci, réfléchissez-y, messieurs, que la loi épouvante la conscience.

Je suis monté à cette tribune pour vous dire un seul mot, un mot décisif, selon moi, ce mot, le voici. Après Février, le peuple eut une grande pensée : le lendemain du jour où il avait brûlé le trône, il voulut brûler l’échafaud. Ceux qui agissaient sur son esprit alors ne furent pas, je le regrette profondément, à la hauteur de son grand cœur. On l’empêcha d’exécuter cette idée sublime.

Eh bien, dans le premier article de la constitution que vous votez, vous venez de consacrer la première pensée du peuple, vous avez renversé le trône. Maintenant consacrez l’autre, renversez l’échafaud.

Je vote pour l’abolition pure, simple et définitive, de la peine de mort.

 Victor Hugo, Discours devant l’Assemblée constituante, 15 septembre 1848.

Discours sur la misère

À la demande et sous la conduite de l’économiste Adolphe Blanqui, qui vient de publier une terrible enquête sur les classes ouvrières en 1848, Victor Hugo, accompagné de médecins et de quelques autres « autorités », se rend en février 1851 à Lille, afin de constater sur place les conditions de logement des ouvriers de l’industrie textile, décrites par Blanqui dans son rapport. Il est horrifié par ce qu’il découvre : chaque famille vit et travaille à domicile dans des conditions épouvantables, entassée dans des caves insalubres. À son retour, Hugo rédige pour l’Assemblée un discours, relatant avec force détails sa visite, citant « les premiers faits venus, ceux que le hasard nous a donnés dans une visite qui n’a duré que quelques heures. Ces faits ont au plus haut degré tout le caractère d’une moyenne. Ils sont horribles ». Ce discours, il ne le prononcera pas, mais il l’utilisera plus tard pour un poème de Châtiments, « Joyeuse vie ». (source : BNF)

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« Je vous dénonce la misère, qui est le fléau d’une classe et le péril de toutes !
Je vous dénonce la misère qui n’est pas seulement la souffrance de l’individu,
qui est la ruine de la société, la misère qui a fait les jacqueries […], qui a fait juin 1848. »

Figurez-vous ces caves dont rien de ce que je vous ai dit ne peut donner l’idée ; figurez-vous ces cours qu’ils appellent des courettes, resserrées entre de hautes masures, sombres, humides, glaciales, méphitiques, pleines de miasmes stagnants, encombrées d’immondices, les fosses d’aisances à côté des puits !

Hé mon Dieu ! ce n’est pas le moment de chercher des délicatesses de langage !

Figurez-vous ces maisons, ces masures habitées du haut en bas, jusque sous terre, les eaux croupissantes filtrant à travers les pavés dans ces tanières où il y a des créatures humaines. Quelquefois jusqu’à dix familles dans une masure, jusqu’à dix personnes dans une chambre, jusqu’à cinq ou six dans un lit, les âges et les sexes mêlés, les greniers aussi hideux que les caves, des galetas où il entre assez de froid pour grelotter et pas assez d’air pour respirer !

Je demandais à une femme de la rue du Bois-Saint-Sauveur : Pourquoi n’ouvrez-vous pas les fenêtres ? Elle m’a répondu : — Parce que les châssis sont pourris et qu’ils nous resteraient dans les mains. J’ai insisté : — Vous ne les ouvrez donc jamais ? — Jamais, monsieur ! Figurez-vous la population maladive et étiolée, des spectres au seuil des portes, la virilité retardée, la décrépitude précoce, des adolescents qu’on prend pour des enfants, de jeunes mères qu’on prend pour de vieilles femmes, les scrofules, le rachis, l’ophtalmie, l’idiotisme, une indigence inouïe, des haillons partout, on m’a montré comme une curiosité une femme qui avait des boucles d’oreilles d’argent ! Et au milieu de tout cela le travail sans relâche, le travail acharné, pas assez d’heures de sommeil, le travail de l’homme, le travail de la femme, le travail de l’âge mûr, le travail de la vieillesse, le travail de l’enfance, le travail de l’infirme, et souvent pas de pain, et souvent pas de feu, et cette femme aveugle, entre ses deux enfants dont l’un est mort et l’autre va mourir, et ce filetier phtisique agonisant, et cette mère épileptique qui a trois enfants et qui gagne trois sous par jour ! Figurez-vous tout cela et si vous vous récriez, et si vous doutez, et si vous niez… Ah ! Vous niez ! Eh bien, dérangez-vous quelques heures, venez avec nous, incrédules, et nous vous ferons voir de vos yeux, toucher de vos mains, les plaies, les plaies saignantes de ce Christ qu’on appelle le peuple !

 Victor Hugo, Discours à l’Assemblée nationale, 30 juin 1850.

Le Loup et l’Agneau

Ésope, Fables, VIe siècle av. J.-C.

Un loup avisa un agneau qui s’abreuvait à une rivière, et voulut avancer un prétexte captieux pour s’en régaler.
Il alla donc se poster en amont, puis l’accusa d’agiter la vase, l’empêchant ainsi de boire. L’agneau objecta qu’il ne buvait que du bout des lèvres, et qu’il lui était d’ailleurs impossible, étant en aval, de troubler l’eau en amont. Voyant que son grief faisait long feu, le loup reprit : « Mais l’an dernier, tu as insulté mon père ! » L’agneau rétorqua qu’à l’époque, il n’était même pas né.
Alors le loup : « Tu ne manques peut-être pas d’arguments pour ta défense, mais je ne t’en mangerai pas moins ». La fable montre que face à des gens résolus à se montrer iniques, le plus juste plaidoyer reste sans effet.

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Phèdre, Les Fables, Ier siècle av. J.-C.

Au même ruisseau la soif avait entraîné
Le loup et l’agneau. Le loup était en amont,
L’agneau, loin en contrebas. Mû par sa voracité,
Le brigand sans scrupules se mit à lui chercher noise :
« Pourquoi donc as-tu, dit-il, rendu l’eau troublée
Au moment où je buvais ? » Le porte-laine, tremblant :
« Dis-moi, loup, comment je peux être cause de tes maux
Puisque le courant descend de toi jusqu’à moi ? »
Le loup, confondu par un argument si fort,
Reprit : « voilà plus de six mois, tu as médit de moi.
— Moi ? répondit l’agneau, mais je n’étais pas né.
— Alors, morbleu, c’est ton père qui a médit de moi »
Il le prit, le mit en pièces, une injuste mise à mort.
La fable fut écrite pour ces sortes de gens
Qui, sous de vains prétextes, oppriment l’innocent.


La Fontaine, Fables, livre I, fable 10

La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l’allons montrer tout à l’heure.
Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d’une onde pure.
Un Loup survient à jeun, qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
« Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
— Sire, répond l’Agneau, que Votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu’elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d’Elle ;
Et que par conséquent, en aucune façon
Je ne puis troubler sa boisson.
— Tu la troubles, reprit cette bête cruelle ;
Et je sais que de moi tu médis l’an passé.
— Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ?
Reprit l’Agneau ; je tette encor ma mère
— Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
— Je n’en ai point. — C’est donc l’un des tiens ;
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous, vos Bergers et vos Chiens.
On me l’a dit : il faut que je me venge. »
Là-dessus, au fond des forêts
Le Loup l’emporte et puis le mange,
Sans autre forme de procès.

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Aurélien Scholl, Les Fables de La Fontaine filtrées, 1885

Après quoi, pris de somnolence,
Le Loup se coucha tout du long
Dans un vallon
Afin de cuver sa pitance.
Mais, comme il avait trop mangé,
Il ne fut pas longtemps sans être dérangé.
La tête lui tournait, il était à la gêne,
Et, s’appuyant sur le tronc d’un arbre,
Quoi qu’il fît pour se retenir,
Il se mit bientôt à vomir.
Au beau milieu de sa nausée,
Survient le fermier du château.
À la bête mal avisée :
— Qu’as-tu fait, dit-il, de l’Agneau ?
— Connais pas, fit le Loup d’une voix chevrotante.
— Tu m’en as pris deux, l’an passé.
— Comment l’aurais-je fait, si je n’étais pas né ?
— Si ce n’est toi, c’est donc ta tante ?
Là dessus, à coup de bâton,
Le fermier dépêche à Pluton
Cette bête trop arrogante.
Comme les conquérants aux trésors mal acquis,
L’estomac, quoiqu’il veuille attendre,
Est souvent obligé de rendre
Ce qu’il a pris.


Raymond Queneau, Battre la campagne, 1967

« L’Agneau et le Loup »

Dans le buisson broute un loup
un loup de la belle espèce
il boit aussi l’eau claire
du ru pur

un agneau vient à passer
un agneau de la belle espèce
pourquoi, dit-il, troubler
mon ru pur ?

le loup voudrait bien s’en aller
la queue entre les jambes
mais l’agneau se met à cogner
près du ru pur

Il coule un peu de sang sur l’herbe
le loup s’enfuit l’agneau triomphe
pisse alors dans l’H20
du ru pur

j’ai composé cette fable
au fond d’une forêt profonde
en trempant mes pieds dans l’onde
d’un ru pur.

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Pierre Perret, « Le Loup et l’Agneau en argot », 1994

Sur le vaste échiquier de not’ mond’ de misère
Un agnelet nature qui tétait l’onde claire
Se gourait pas un poil éclusant la lancequine
Qu’un loup l’cherchait partout pour en faire un Tajine.

— Viens ici p’tit loubard, qui t’a filé l’condé
De tremper ton gros blair dans mon sirop d’ablette ?
— Mais sire, je savais pas, j’en ai sifflé qu’un dé
Ce n’est pas pour si peu que vous m’faites la courette ?

Le loup à toute bubure enjambe le cresson
Poursuivant l’innocent qui a plus un poil de sec.
Le loup certes est plus fort, mais en guise de leçon
On verra qu’un teigneux peut tomber sur un bec.

Finalement comme chez nous, y a des moutons bêlants
Y a des faibles et des forts, y a des noirs et des blancs…
Le roi, lui, il s’en tape, il est pas dans l’troupeau
Il compte en s’endormant ceux qui paient des impôts.

Moralité :
Tuer un p’tit agneau sans défense ?
… C’est bien laid…
Mais c’est pas dégueulasse avec des flageolets !