Archives de catégorie : Le Moyen Âge

Pierre de Ronsard

« Je vous envoie un bouquet »

Je vous envoie un bouquet que ma main
Vient de trier de ces fleurs épanies ;
Qui ne les eût à ce vêpre cueillies
Chutes à terre elles fussent demain.

Cela vous soit un exemple certain
Que vos beautés bien qu’elles soient fleuries
En peu de temps cherront toutes flétries
Et comme fleurs périront tout soudain.

Le temps s’en va, le temps s’en va, ma Dame,
Las ! le temps non, mais nous, nous en allons,
Et tôt serons étendus sous la lame ;

Et des amours desquelles nous parlons,
Quand serons morts, n’en sera plus nouvelle ;
Pour ce, aimez-moi cependant qu’êtes belle.


« Ciel, air et vents »

Ciel, air et vents, plains et monts découverts,
Tertres vineux et forêts verdoyantes,
Rivages torts et sources ondoyantes,
Taillis rasés et vous bocages verts,

Antres moussus à demi-front ouverts,
Prés, boutons, fleurs et herbes roussoyantes,
Vallons bossus et plages blondoyantes,
Et vous rochers, les hôtes de mes vers,

Puis qu’au partir, rongé de soin et d’ire,
A ce bel oeil Adieu je n’ai su dire,
Qui près et loin me détient en émoi,

Je vous supplie, Ciel, air, vents, monts et plaines,
Taillis, forêts, rivages et fontaines,
Antres, prés, fleurs, dites-le-lui pour moi.

ronsard

 

Yvain ou le Chevalier au lion

« Et tu me redevroies dire
quiex hom tu es, et que tu quiers.
-Je sui, fet il, uns chevaliers
qui quier ce que trover ne puis
assez ai quis, et rien ne truis.

« Mais toi, à ton tour, dis-moi donc quelle espèce d’homme tu es et ce que tu cherches.
– Je suis, comme tu vois, un chevalier qui cherche sans pouvoir trouver ; ma quête a été longue et elle est restée vaine.
– Et que voudrais-tu trouver ?
– L’aventure, pour éprouver ma vaillance et mon courage. Je te demande donc et te prie instamment de m’indiquer, si tu en connais, quelque aventure et quelque prodige.
Pour cela, dit-il, il faudra t’en passer : je ne connais rien en fait d’aventure, et jamais je n’en ai entendu parler. Mais si tu voulais aller près d’ici jusqu’à une fontaine, tu n’en reviendrais pas sans peine, à moins de lui rendre son dû. À deux pas tu trouveras tout de suite un sentier qui t’y mènera. Va tout droit devant toi, si tu ne veux pas gaspiller tes pas, car tu pourrais vite t’égarer : il ne manque pas d’autres chemins. Tu verras la fontaine qui bouillonne, bien qu’elle soit plus froide que le marbre, et l’ombrage le plus bel arbre que jamais Nature ait pu créer. En tout temps persiste son feuillage car nul hiver ne l’en peut priver. Il y pend un bassin de fer, au bout d’une chaîne si longue qu’elle descend jusque dans la fontaine. Près de la fontaine tu trouveras un bloc de pierre, de quel aspect tu le verras ; je ne saurais te le décrire, car jamais je n’en vis de tel; et, de l’autre côté, une chapelle, petite mais très belle. Si avec le bassin tu veux prendre de l’eau et la répandre sur la pierre, alors tu verras une telle tempête que dans ce bois ne restera nulle bête, chevreuil ni cerf, ni daim ni sanglier, même les oiseaux s’en échapperont ; car tu verras tomber la foudre, les arbres se briser, la pluie s’abattre, mêlée de tonnerre et d’éclairs, avec une telle violence que, si tu peux y échapper sans grand dommage ni sans peine, tu auras meilleure chance que nul chevalier qui y soit jamais allé. »

Je quittai le vilain dès qu’il m’eut indiqué le chemin. Peut-être était-il tierce passée et l’on pouvait approcher de midi lorsque j’aperçus l’arbre et la fontaine. Je sais bien, quant à l’arbre, que c’était le plus beau pin qui jamais eût grandi sur terre. À mon avis, jamais il n’eût plu assez fort pour qu’une seule goutte d’eau le traversât, mais dessus glissait la pluie tout entière. À l’arbre je vis pendre le bassin : il était de l’or le plus fin qui ait encore jamais été à vendre en nulle foire. Quant à la fontaine, vous pouvez m’en croire, elle bouillonnait comme de l’eau chaude. La pierre était d’une seule émeraude, évidée comme un vase, soutenue par quatre rubis plus flamboyants et plus vermeils que n’est le matin au soleil quand il paraît à l’orient ; sur ma conscience, je ne vous mens pas d’un seul mot.

Je décidai de voir le prodige de la tempête et de l’orage et je fis là une folie : j’y aurais renoncé volontiers, si j’avais pu, dès l’instant même où, avec l’eau du bassin, j’eus arrosé la pierre creusée. Mais j’en versai trop, je le crains ; car alors je vis dans le ciel de telles déchirures que de plus de quatorze points les éclairs me frappaient les yeux et les nuées, tout pêle-mêle, jetaient pluie, neige et grêle. La tempête était si terrible et si violente que cent fois je crus être tué par la foudre qui tombait autour de moi et par les arbres qui se brisaient.

Chrétien de Troyes, Yvain ou le Chevalier au lion, vers 1180,
traduction en prose C. Buridant et J. Trotin, Honoré Champion, 1972.