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L’honnête homme

Le portrait de l’homme de cour idéal

Je veux que celui-ci soit plus que médiocrement instruit dans les lettres, du moins dans ces études que nous disons d’humanité, et que non seulement il ait connaissance de la langue latine, mais aussi de la grecque, à cause des nombreuses et diverses choses qui sont divinement écrites dans cette langue.
Qu’il pratique les poètes tout aussi bien que les orateurs et les historiens, et qu’il soit encore habile à écrire en vers et en prose, principalement dans notre langue vulgaire (1) ; car outre le contentement que lui-même en recevra, il ne manquera jamais par ce moyen de plaisants entretiens avec les dames, qui, à l’ordinaire, aiment ce genre de choses. Et si, à cause de ses autres occupations, ou parce qu’il a peu étudié, il ne parvient pas à une perfection telle que ses écrits soient dignes de grande louange, qu’il veille à les supprimer, pour ne pas donner à autrui l’occasion de s’en moquer, et qu’il les montre seulement à un ami auquel il puisse se fier.
[…]
En outre, ces études-là le rendront abondant (2) et, comme répondit Aristippe (3) à un tyran, hardi pour parler avec assurance à chacun.
Je veux néanmoins que notre Courtisan retienne bien ce précepte en son esprit qu’en ceci comme en toute autre chose il soit toujours avisé et timide plutôt qu’audacieux, et qu’il se garde de se persuader faussement qu’il sait ce qu’il ne sait pas. Car naturellement nous sommes tous avides de louange bien plus que nous devrions, et nos oreilles aiment mieux la mélodie des paroles qui nous louent, que n’importe quel autre doux chant ou musique ; et pourtant elles sont cause souvent, comme les voix des sirènes, de ce que périssent noyés ceux qui ne se bouchent pas bien les oreilles pour ne pas entendre l’harmonie trompeuse.

Baladera Castiglione, Le Livre du courtisan, 1528, traduction d’Alain Pons.

1. Désigne l’italien par opposition au latin.
2. Éloquent.
3. Aristippe de Cyrène était un philosophe grec disciple de Socrate (435-356 av. J.-C.).

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L’honnête homme et les sociabilités

Suite aux horreurs de la guerre civile, les hommes « bien nés » admettent la nécessité de règles de « bonne conduite » en société. S’instaure alors, par l’intermédiaire de la Cour, des salons et de la littérature, un idéal de comportement social et culturel qui traverse le siècle, l’ »Honnêteté ». Ce modèle est codifié par Faret qui adapte en 1630 le célèbre ouvrage italien de Castiglione Le Courtisan, agrémenté de réflexions empruntées à Montaigne.

L’honnête homme récupère les vertus héroïques : bon guerrier, bon amant, morale chrétienne. S’y ajoute la maîtrise de soi, la capacité de s’adapter à la société mondaine et d’y briller par la conversation, l’ouverture d’esprit, le sens de la mesure. Il doit se montrer tolérant et ne pas choquer, ni même ennuyer. Pour cela il lui faut éviter de faire montre de trop d’érudition (il serait alors pédant). En revanche il doit posséder une culture générale suffisante pour pouvoir deviser avec tous. Sensible aux nuances (c’est l’esprit de « finesse ») il est aussi lucide sur les faiblesses humaines.

Sous Louis XIV, le modèle évolue vers un nouveau type, peint par le chevalier de Méré. Courtisan, il est surtout soucieux de plaire au roi. L’apparence et la mondanité l’emporte et triomphe le « bel esprit » : légèreté et virtuosité.

L’honnêteté n’a pas tant été considérée comme une qualité que comme « l’abrégé de toutes les autres ». Elle amène également un état d’esprit différent qui va à l’encontre de la société traditionnelle. En effet, l’honnête homme le devient par ses propres mérites, et non par naissance. En cela, elle préfigure les Lumières.

Quelques textes importants :

  • Nicolas Faret, L’Honnête Homme ou l’art de plaire à la Cour (1630).
  • François de Grenaille, L’honnête fille (1639) – L’honnête garçon (1642).
  • Guez de Balzac, Aristippe ou de la Cour (1658).
  • Mademoiselle de Scudéry, La morale du monde ou Conversations (1680-1692).
  • Chevalier de Méré, Conversations (1668) – Discours (1677) – Lettres (1682) – De la vraie honnêteté (posth., 1700).

Source : gallica.bnf.

L’Astrée

urfe_astree_2Céladon à qui le temps semblait trop long, après avoir fort peu entretenu Malthée, voyant que je n’y allais point, m’appela paresseuse. Enfin ne pouvant plus retarder le moment, j’y fus contrainte, mais, mon Dieu ! quand je m’en souviens, je meurs encor de honte : j’avais les cheveux épars, qui me couvraient presque toute, sur lesquels pour tout ornement je n’avais que la guirlande que le jour auparavant il m’avait donnée.

Quand les autres furent retirées, et qu’il me vit en cet état auprès de lui, je pris bien garde qu’il changea deux ou trois fois de couleur, mais je n’en eusse jamais soupçonné la cause ; de mon côté la honte m’avait teint la joue d’une si vive couleur, qu’il m’a juré depuis ne m’avoir jamais vue si belle, et eût bien voulu qu’il lui eût été permis de demeurer tout le jour en cette contemplation.

Mais craignant d’être découvert, il fut contraint d’abréger son contentement, et voyant que je ne lui disais rien, car la honte me tenait la langue liée : « et quoi, Astrée, me dit-il, croyez-vous votre cause tant avantageuse, que vous n’avez besoin comme les autres, de vous rendre votre juge affectionné ? »

— Je ne doute point, Orithie, lui répondis-je, que je n’aie plus de besoin de séduire mon juge par mes paroles, que Stelle ni Malthée ; mais je sais bien aussi que je leur cède autant en la persuasion qu’en la beauté. De sorte que n’eût été la contrainte à quoi la coutume m’a obligée, je ne fusse jamais venue devant vous pour espérance de gagner le prix.

— Et si vous l’emportez, répondit le berger, qu’est-ce que vous ferez pour moi ?

— Je vous en aurai, lui dis-je, d’autant plus d’obligation, que je crois le mériter moins.

— Et quoi, me répliqua-t-il, vous ne me faites point d’autre offre ?

— Il faut, lui dis-je, que la demande vienne de vous, car je ne vous en saurais faire, qui méritât d’être reçue.

— Jurez-moi, me dit le berger, que vous me donnerez ce que je vous demanderai, et mon jugement sera à votre avantage.

Après que je le lui eus promis, il me demanda de mes cheveux pour en faire un bracelet, ce que je fis, et après les avoir serrés dans un papier, il me dit : « Or, Astrée, je retiendrai ces cheveux pour gage du serment que vous me faites, afin que si vous y contrevenez jamais, je les puisse offrir à la déesse Venus, et lui en demander vengeance.

— Cela, lui répondis-je, est superflu, puis que je suis résolue de n’y manquer jamais ». Alors avec un visage riant, il me dit : « Dieu soit loué, belle Astrée, de ce que mon dessein a réussi si heureusement ; car sachez que ce que vous m’avez promis, c’est de m’aimer plus que personne du monde, et me recevoir pour votre fidèle serviteur, qui suis Céladon, et non pas Orithie, comme vous pensez. Je dis ce Céladon, par qui Amour a voulu rendre preuve que la haine n’est assez forte pour détourner ses effets, puis qu’entre les inimitiés de nos pères, il m’a fait être tellement à vous, que je n’ai point redouté de mourir à la porte de ce temple, pour vous rendre témoignage de mon affection. Jugez, sage Diane, quelle je devins alors ; car amour me défendait de venger ma pudicité, et toutefois la honte m’animait contre l’amour. Enfin après une confuse dispute, il me fut impossible de consentir à moi-même de le faire mourir, puisque l’offense qu’il m’avait faite n’était procédée que de m’aimer trop. Toutefois le connaissant être berger, je ne peux plus longuement demeurer nue devant ses yeux, et sans lui faire autre réponse, je m’en courus vers mes compagnes, que je trouvai déjà presque revêtues. Et reprenant mes habits sans savoir presque ce que je faisais, je m’habillai le plus promptement qu’il me fut possible.

Honoré d’Urfé, L’Astrée, Ière partie, livre IV.

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La Carte du Tendre

La carte du Tendre, dans la Clélie de Madeleine de Scudéry (Bibliothèque nationale de France, Paris)

Un extrait du texte de Mme de Scudéry :

Afin que vous compreniez mieux le dessein de Clélie, vous verrez qu’elle a imaginé qu’on peut avoir de la tendresse par trois causes différentes : ou par une grande estime, ou par reconnaissance, ou par inclination ; et c’est ce qui l’a obligée d’établir ces trois villes de Tendre, sur trois rivières que portent ces trois noms, et de faire aussi trois routes différentes pour y aller. Si bien que, comme on dit Cumes sur la mer d’Ionie et Cumes sur la mer Tyrrhène, elle fait qu’on dit Tendre sur Inclination, Tendre sur Estime, et Tendre sur Reconnaissance. Cependant, comme elle a présumé que la tendresse qui naît par inclination n’a besoin de rien autre chose pour être ce qu’elle est, Clélie, comme vous le voyez, Madame, n’a mis nul village le long des bords de cette rivière, qui va si vite qu’on n’a que faire de logement le long de ses rives, pour aller de Nouvelle Amitié à Tendre. Mais pour aller à Tendre sur Estime, il n’en est pas de même : car Clélie a ingénieusement mis autant de village qu’il y a de petites et de grandes choses qui peuvent contribuer à faire naître, par estime, cette tendresse dont elle entend parler.

joueurs_dechecs_1430_1En effet vous voyez que de Nouvelle Amitié on passe à un lieu qu’elle appelle Grand Esprit, parce que c’est ce qui commence ordinairement l’estime ; ensuite vous voyez ces agréables villages de Jolis Vers, de Billet Galant et de Billet Doux, qui sont les opérations les plus ordinaires du grand esprit dans les commencements d’une amitié. Ensuite, pour faire un plus grand progrès dans cette route, vous voyez SincéritéGrand Cœur, Probité, Générosité, Respect, Exactitude et Bonté, qui est tout contre Tendre, pour faire connaître qu’il ne peut y avoir de véritable estime sans bonté, et qu’on ne peut arriver à Tendre sans avoir cette précieuse qualité. Après cela, Madame, il faut, s’il vous plaît, retourner à Nouvelle Amitié, pour voir par quelle route on va de là à Tendre sur Reconnaissance. Voyez donc, je vous pris, comment il faut aller d’abord de Nouvelle Amitié à Complaisance, ensuite à ce petit village que se nomme Soumission, et qui en touche un autre fort agréable, qui s’appelle Petits Soins. Voyez, dis-je, que de là il faut passer par Assiduité, pour faire entendre que ce n’est pas assez d’avoir durant quelques jours tous ces petits soins obligeants, qui donne tant de reconnaissance, si on ne les a assidûment. Ensuite vous voyez qu’il faut passer à un autre village qui s’appelle Empressement et ne faire pas comme certaines gens tranquilles, qui ne se hâtent pas d’un moment, quelque prière qu’on leur fasse, et qui sont incapables d’avoir cet empressement qui oblige quelquefois si fort. Après cela, vous voyez qu’il faut passer à Grands Services, et que, pour maruer qu’il y a peu de gens qui rendent de tels, ce village est plus petit que les autres. Ensuite il faut passer à Sensibilité, pour faire connaître qu’il faut sentir jusqu’aux plus petites douleurs de ceux qu’on aime. Après, il faut, pour arriver à Tendre, passer par Tendresse, car l’amitié attire l’amitié. Ensuite, il faut aller à Obéissance, n’y ayant presque rien qui engage plus le cœur de ceux à qui on obéit, que de le faire aveuglément ; et pour arriver enfin où l’on veut aller, il faut passer à Constante Amitié, qui est sans doute le chemin le plus sûr, pour arriver à Tendre sur Reconnaissance.

Mais, Madame, comme il n’y a point de chemins où l’on ne se puisse égarer, Clélie a fait, comme vous le pouvez voir, que si ceux qui sont à Nouvelle Amitié prenaient un peu plus à droite ou un peu plus à gauche, ils s’égareraient aussi : car si au partir de Grand Esprit, on allait à Négligeance, que vous voyez tout contre sur cette carte, qu’ensuite, continuant cet égarement, on allât à Inégalité, de là à Tiédeur, à Légèreté et à Oubli, au lieu de se trouver à Tendre sur Estime, on se trouverait au Lac d’Indifférence que vous voyez marqué sur cette carte, et qui, par ses eaux tranquilles, représente sans doute fort juste la chose dont il porte le nom en cet endroit. De l’autre côté, si, au partir de Nouvelle Amitié, on prenait un peu trop à gauche, et qu’on allât à Indiscrétion, à Perfidie, à Orgueil, à Médisance ou à Méchanceté, au lieu de se trouver à Tendre sur Reconnaissance, on se trouverait à la Mer d’Inimitié, où tous les vaisseaux font naufrage, et qui, par l’agitation de ses vagues, convient sans doute fort juste avec cette impétueuse passion que Clélie veut représenter.

Madeleine de Scudéry, Clélie, 1654

Iconographie : vitrail civil réalisé au XVe siècle (hôtel de la Bessée à Villefranche-sur-Saône) représentant une scène courtoise. La partie d’échec renvoie symboliquement à la codification d’une joute amoureuse.