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Gil Blas de Santillane

Gil_Blas_2Nous attendions que la fortune nous offrît quelque bon coup à faire, quand nous aperçûmes un religieux de l’ordre de Saint-Dominique, monté, contre l’ordinaire de ces bons pères, sur une mauvaise mule. « Dieu soit loué, s’écria le capitaine en riant, voici le chef-d’oeuvre de Gil Blas. Il faudra qu’il aille détrousser ce moine : voyons comment il s’y prendra. » Tous les voleurs jugèrent qu’effectivement cette commission me convenait, et ils m’exhortèrent à m’en acquitter. « Messieurs, leur dis-je, vous serez contents, je vais mettre ce père nu comme la main, et vous amener ici sa mule. – Non, non, dit : Rolando, elle n’en vaut pas la peine ; apporte-nous seulement la bourse de Sa Révérence, c’est tout ce que nous exigeons de toi. -Je vais donc, repris-je, sous les yeux de mes maîtres, faire mon coup d’essai ; j’espère qu’ils m’honoreront de leurs suffrages. Là-dessus je sortis du bois, et poussai vers le religieux, en priant le Ciel de me pardonner l’action que j’allais faire, car il n’y avait pas assez longtemps que j’étais avec ces brigands pour la faire sans répugnance. J’aurais bien voulu m’échapper de ce moment-là ; mais la plupart des voleurs étaient encore mieux montés que moi : s’ils m’eussent vu fuir, ils se seraient mis à mes trousses, et m’auraient bientôt rattrapé, ou peut-être auraient-ils fait de moi une décharge de leurs carabines, dont je me serais fort mal trouvé. Je n’osai donc hasarder une démarche si délicate. Je joignis le père, et lui demandai la bourse, en lui présentant le bout d’un pistolet. Il s’arrêta tout court pour me considérer ; et, sans paraître fort effrayé : « Mon enfant, me dit-il, vous êtes bien jeune ; vous faites de bonne heure un vilain métier. – Mon père, lui répondis-je, tout vilain qu’il est, je voudrais l’avoir commencé plus tôt. – Ah ! mon fils, répliqua le bon religieux, qui n’avait garde de comprendre le vrai sens de mes paroles, que dites-vous ? quel aveuglement ! souffrez que je vous représente l’état malheureux… – Oh ! mon père, interrompis-je avec précipitation, trêve de morale, s’il vous plaît : je ne viens pas sur les grands chemins pour entendre des sermons : il ne s’agit point ici de cela ; il faut que vous me donniez des espèces. Je veux de l’argent. – De l’argent ? me dit-il d’un air étonné ; vous jugez bien mal de la charité des Espagnols, si vous croyez que les personnes de mon caractère aient besoin d’argent pour voyager en Espagne. Détrompez-vous. On nous reçoit agréablement partout : on nous loge, on nous nourrit et l’on ne nous demande pour cela que des prières. Gil_Blas_1Enfin, nous ne portons point d’argent sur la route ; nous nous abandonnons à la Providence. – Non, non, non, lui repartis-je, vous ne vous y abandonnez pas ; vous avez toujours de bonnes pistoles pour être plus sûrs de la Providence. Mais, mon père, ajoutai-je, finissons : mes camarades, qui sont dans ce bois, s’impatientent ; jetez tout à l’heure votre bourse à terre, ou bien je vous tue. » À ces mots, que je prononçai d’un air menaçant, le religieux sembla craindre pour sa vie. « Attendez, me dit-il, je vais donc vous satisfaire, puisqu’il le faut absolument. Je vois bien qu’avec vous autres, les figures de rhétorique sont inutiles. » En disant cela, il tira de dessous sa robe une grosse bourse de peau de chamois, qu’il laissa tomber à terre. Alors je lui dis qu’il pouvait continuer son chemin, ce qu’il ne me donna pas la peine de répéter. Il pressa les flancs de sa mule, qui, démentant l’opinion que j’avais d’elle, car je ne la croyais pas meilleure que celle de mon oncle, prit tout à coup assez bon train. Tandis qu’il s’éloignait, je mis pied à terre. Je ramassai la bourse qui me parut pesante. Je remontai sur ma bête, et regagnai promptement le bois, où les voleurs m’attendaient avec impatience, pour me féliciter, comme si la victoire que je venais de remporter m’eût coûté beaucoup. À peine me donnèrent-ils le temps de descendre de cheval, tant ils s’empressaient de m’embrasser. « Courage, Gil Blas, me dit Rolando, tu viens de faire des merveilles. J’ai eu les yeux attachés sur toi pendant ton expédition ; j’ai observé ta contenance ; je te prédis que tu deviendras un excellent bandit de grand chemin, ou je ne m’y connais pas. »

Alain-René Lesage, Gil Blas de Santillane, 1715-1735.