Archives de catégorie : Le XVIIème siècle

Le Loup et l’Agneau

Ésope, Fables, VIe siècle av. J.-C.

Un loup avisa un agneau qui s’abreuvait à une rivière, et voulut avancer un prétexte captieux pour s’en régaler.
Il alla donc se poster en amont, puis l’accusa d’agiter la vase, l’empêchant ainsi de boire. L’agneau objecta qu’il ne buvait que du bout des lèvres, et qu’il lui était d’ailleurs impossible, étant en aval, de troubler l’eau en amont. Voyant que son grief faisait long feu, le loup reprit : « Mais l’an dernier, tu as insulté mon père ! » L’agneau rétorqua qu’à l’époque, il n’était même pas né.
Alors le loup : « Tu ne manques peut-être pas d’arguments pour ta défense, mais je ne t’en mangerai pas moins ». La fable montre que face à des gens résolus à se montrer iniques, le plus juste plaidoyer reste sans effet.

chauveau_loup_agneau


Phèdre, Les Fables, Ier siècle av. J.-C.

Au même ruisseau la soif avait entraîné
Le loup et l’agneau. Le loup était en amont,
L’agneau, loin en contrebas. Mû par sa voracité,
Le brigand sans scrupules se mit à lui chercher noise :
« Pourquoi donc as-tu, dit-il, rendu l’eau troublée
Au moment où je buvais ? » Le porte-laine, tremblant :
« Dis-moi, loup, comment je peux être cause de tes maux
Puisque le courant descend de toi jusqu’à moi ? »
Le loup, confondu par un argument si fort,
Reprit : « voilà plus de six mois, tu as médit de moi.
— Moi ? répondit l’agneau, mais je n’étais pas né.
— Alors, morbleu, c’est ton père qui a médit de moi »
Il le prit, le mit en pièces, une injuste mise à mort.
La fable fut écrite pour ces sortes de gens
Qui, sous de vains prétextes, oppriment l’innocent.


La Fontaine, Fables, livre I, fable 10

La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l’allons montrer tout à l’heure.
Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d’une onde pure.
Un Loup survient à jeun, qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
« Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
— Sire, répond l’Agneau, que Votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu’elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d’Elle ;
Et que par conséquent, en aucune façon
Je ne puis troubler sa boisson.
— Tu la troubles, reprit cette bête cruelle ;
Et je sais que de moi tu médis l’an passé.
— Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ?
Reprit l’Agneau ; je tette encor ma mère
— Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
— Je n’en ai point. — C’est donc l’un des tiens ;
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous, vos Bergers et vos Chiens.
On me l’a dit : il faut que je me venge. »
Là-dessus, au fond des forêts
Le Loup l’emporte et puis le mange,
Sans autre forme de procès.

dore_loup_agneau


Aurélien Scholl, Les Fables de La Fontaine filtrées, 1885

Après quoi, pris de somnolence,
Le Loup se coucha tout du long
Dans un vallon
Afin de cuver sa pitance.
Mais, comme il avait trop mangé,
Il ne fut pas longtemps sans être dérangé.
La tête lui tournait, il était à la gêne,
Et, s’appuyant sur le tronc d’un arbre,
Quoi qu’il fît pour se retenir,
Il se mit bientôt à vomir.
Au beau milieu de sa nausée,
Survient le fermier du château.
À la bête mal avisée :
— Qu’as-tu fait, dit-il, de l’Agneau ?
— Connais pas, fit le Loup d’une voix chevrotante.
— Tu m’en as pris deux, l’an passé.
— Comment l’aurais-je fait, si je n’étais pas né ?
— Si ce n’est toi, c’est donc ta tante ?
Là dessus, à coup de bâton,
Le fermier dépêche à Pluton
Cette bête trop arrogante.
Comme les conquérants aux trésors mal acquis,
L’estomac, quoiqu’il veuille attendre,
Est souvent obligé de rendre
Ce qu’il a pris.


Raymond Queneau, Battre la campagne, 1967

« L’Agneau et le Loup »

Dans le buisson broute un loup
un loup de la belle espèce
il boit aussi l’eau claire
du ru pur

un agneau vient à passer
un agneau de la belle espèce
pourquoi, dit-il, troubler
mon ru pur ?

le loup voudrait bien s’en aller
la queue entre les jambes
mais l’agneau se met à cogner
près du ru pur

Il coule un peu de sang sur l’herbe
le loup s’enfuit l’agneau triomphe
pisse alors dans l’H20
du ru pur

j’ai composé cette fable
au fond d’une forêt profonde
en trempant mes pieds dans l’onde
d’un ru pur.

chagall_loup_gneau


Pierre Perret, « Le Loup et l’Agneau en argot », 1994

Sur le vaste échiquier de not’ mond’ de misère
Un agnelet nature qui tétait l’onde claire
Se gourait pas un poil éclusant la lancequine
Qu’un loup l’cherchait partout pour en faire un Tajine.

— Viens ici p’tit loubard, qui t’a filé l’condé
De tremper ton gros blair dans mon sirop d’ablette ?
— Mais sire, je savais pas, j’en ai sifflé qu’un dé
Ce n’est pas pour si peu que vous m’faites la courette ?

Le loup à toute bubure enjambe le cresson
Poursuivant l’innocent qui a plus un poil de sec.
Le loup certes est plus fort, mais en guise de leçon
On verra qu’un teigneux peut tomber sur un bec.

Finalement comme chez nous, y a des moutons bêlants
Y a des faibles et des forts, y a des noirs et des blancs…
Le roi, lui, il s’en tape, il est pas dans l’troupeau
Il compte en s’endormant ceux qui paient des impôts.

Moralité :
Tuer un p’tit agneau sans défense ?
… C’est bien laid…
Mais c’est pas dégueulasse avec des flageolets !

L’honnête homme

Le portrait de l’homme de cour idéal

Je veux que celui-ci soit plus que médiocrement instruit dans les lettres, du moins dans ces études que nous disons d’humanité, et que non seulement il ait connaissance de la langue latine, mais aussi de la grecque, à cause des nombreuses et diverses choses qui sont divinement écrites dans cette langue.
Qu’il pratique les poètes tout aussi bien que les orateurs et les historiens, et qu’il soit encore habile à écrire en vers et en prose, principalement dans notre langue vulgaire (1) ; car outre le contentement que lui-même en recevra, il ne manquera jamais par ce moyen de plaisants entretiens avec les dames, qui, à l’ordinaire, aiment ce genre de choses. Et si, à cause de ses autres occupations, ou parce qu’il a peu étudié, il ne parvient pas à une perfection telle que ses écrits soient dignes de grande louange, qu’il veille à les supprimer, pour ne pas donner à autrui l’occasion de s’en moquer, et qu’il les montre seulement à un ami auquel il puisse se fier.
[…]
En outre, ces études-là le rendront abondant (2) et, comme répondit Aristippe (3) à un tyran, hardi pour parler avec assurance à chacun.
Je veux néanmoins que notre Courtisan retienne bien ce précepte en son esprit qu’en ceci comme en toute autre chose il soit toujours avisé et timide plutôt qu’audacieux, et qu’il se garde de se persuader faussement qu’il sait ce qu’il ne sait pas. Car naturellement nous sommes tous avides de louange bien plus que nous devrions, et nos oreilles aiment mieux la mélodie des paroles qui nous louent, que n’importe quel autre doux chant ou musique ; et pourtant elles sont cause souvent, comme les voix des sirènes, de ce que périssent noyés ceux qui ne se bouchent pas bien les oreilles pour ne pas entendre l’harmonie trompeuse.

Baladera Castiglione, Le Livre du courtisan, 1528, traduction d’Alain Pons.

1. Désigne l’italien par opposition au latin.
2. Éloquent.
3. Aristippe de Cyrène était un philosophe grec disciple de Socrate (435-356 av. J.-C.).

honnete_homme


L’honnête homme et les sociabilités

Suite aux horreurs de la guerre civile, les hommes « bien nés » admettent la nécessité de règles de « bonne conduite » en société. S’instaure alors, par l’intermédiaire de la Cour, des salons et de la littérature, un idéal de comportement social et culturel qui traverse le siècle, l’ »Honnêteté ». Ce modèle est codifié par Faret qui adapte en 1630 le célèbre ouvrage italien de Castiglione Le Courtisan, agrémenté de réflexions empruntées à Montaigne.

L’honnête homme récupère les vertus héroïques : bon guerrier, bon amant, morale chrétienne. S’y ajoute la maîtrise de soi, la capacité de s’adapter à la société mondaine et d’y briller par la conversation, l’ouverture d’esprit, le sens de la mesure. Il doit se montrer tolérant et ne pas choquer, ni même ennuyer. Pour cela il lui faut éviter de faire montre de trop d’érudition (il serait alors pédant). En revanche il doit posséder une culture générale suffisante pour pouvoir deviser avec tous. Sensible aux nuances (c’est l’esprit de « finesse ») il est aussi lucide sur les faiblesses humaines.

Sous Louis XIV, le modèle évolue vers un nouveau type, peint par le chevalier de Méré. Courtisan, il est surtout soucieux de plaire au roi. L’apparence et la mondanité l’emporte et triomphe le « bel esprit » : légèreté et virtuosité.

L’honnêteté n’a pas tant été considérée comme une qualité que comme « l’abrégé de toutes les autres ». Elle amène également un état d’esprit différent qui va à l’encontre de la société traditionnelle. En effet, l’honnête homme le devient par ses propres mérites, et non par naissance. En cela, elle préfigure les Lumières.

Quelques textes importants :

  • Nicolas Faret, L’Honnête Homme ou l’art de plaire à la Cour (1630).
  • François de Grenaille, L’honnête fille (1639) – L’honnête garçon (1642).
  • Guez de Balzac, Aristippe ou de la Cour (1658).
  • Mademoiselle de Scudéry, La morale du monde ou Conversations (1680-1692).
  • Chevalier de Méré, Conversations (1668) – Discours (1677) – Lettres (1682) – De la vraie honnêteté (posth., 1700).

Source : gallica.bnf.

L’Astrée

urfe_astree_2Céladon à qui le temps semblait trop long, après avoir fort peu entretenu Malthée, voyant que je n’y allais point, m’appela paresseuse. Enfin ne pouvant plus retarder le moment, j’y fus contrainte, mais, mon Dieu ! quand je m’en souviens, je meurs encor de honte : j’avais les cheveux épars, qui me couvraient presque toute, sur lesquels pour tout ornement je n’avais que la guirlande que le jour auparavant il m’avait donnée.

Quand les autres furent retirées, et qu’il me vit en cet état auprès de lui, je pris bien garde qu’il changea deux ou trois fois de couleur, mais je n’en eusse jamais soupçonné la cause ; de mon côté la honte m’avait teint la joue d’une si vive couleur, qu’il m’a juré depuis ne m’avoir jamais vue si belle, et eût bien voulu qu’il lui eût été permis de demeurer tout le jour en cette contemplation.

Mais craignant d’être découvert, il fut contraint d’abréger son contentement, et voyant que je ne lui disais rien, car la honte me tenait la langue liée : « et quoi, Astrée, me dit-il, croyez-vous votre cause tant avantageuse, que vous n’avez besoin comme les autres, de vous rendre votre juge affectionné ? »

— Je ne doute point, Orithie, lui répondis-je, que je n’aie plus de besoin de séduire mon juge par mes paroles, que Stelle ni Malthée ; mais je sais bien aussi que je leur cède autant en la persuasion qu’en la beauté. De sorte que n’eût été la contrainte à quoi la coutume m’a obligée, je ne fusse jamais venue devant vous pour espérance de gagner le prix.

— Et si vous l’emportez, répondit le berger, qu’est-ce que vous ferez pour moi ?

— Je vous en aurai, lui dis-je, d’autant plus d’obligation, que je crois le mériter moins.

— Et quoi, me répliqua-t-il, vous ne me faites point d’autre offre ?

— Il faut, lui dis-je, que la demande vienne de vous, car je ne vous en saurais faire, qui méritât d’être reçue.

— Jurez-moi, me dit le berger, que vous me donnerez ce que je vous demanderai, et mon jugement sera à votre avantage.

Après que je le lui eus promis, il me demanda de mes cheveux pour en faire un bracelet, ce que je fis, et après les avoir serrés dans un papier, il me dit : « Or, Astrée, je retiendrai ces cheveux pour gage du serment que vous me faites, afin que si vous y contrevenez jamais, je les puisse offrir à la déesse Venus, et lui en demander vengeance.

— Cela, lui répondis-je, est superflu, puis que je suis résolue de n’y manquer jamais ». Alors avec un visage riant, il me dit : « Dieu soit loué, belle Astrée, de ce que mon dessein a réussi si heureusement ; car sachez que ce que vous m’avez promis, c’est de m’aimer plus que personne du monde, et me recevoir pour votre fidèle serviteur, qui suis Céladon, et non pas Orithie, comme vous pensez. Je dis ce Céladon, par qui Amour a voulu rendre preuve que la haine n’est assez forte pour détourner ses effets, puis qu’entre les inimitiés de nos pères, il m’a fait être tellement à vous, que je n’ai point redouté de mourir à la porte de ce temple, pour vous rendre témoignage de mon affection. Jugez, sage Diane, quelle je devins alors ; car amour me défendait de venger ma pudicité, et toutefois la honte m’animait contre l’amour. Enfin après une confuse dispute, il me fut impossible de consentir à moi-même de le faire mourir, puisque l’offense qu’il m’avait faite n’était procédée que de m’aimer trop. Toutefois le connaissant être berger, je ne peux plus longuement demeurer nue devant ses yeux, et sans lui faire autre réponse, je m’en courus vers mes compagnes, que je trouvai déjà presque revêtues. Et reprenant mes habits sans savoir presque ce que je faisais, je m’habillai le plus promptement qu’il me fut possible.

Honoré d’Urfé, L’Astrée, Ière partie, livre IV.

urfe_astree

La Princesse de Clèves

Extrait n°1

Il parut alors une beauté à la Cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l’on doit croire que c’était une beauté parfaite, puisqu’elle donna de l’admiration dans un lieu où l’on était si accoutumé à voir de belles personnes. Elle était de la même maison que le Vidame de Chartres et une des plus grandes héritières de France. Son père était mort jeune, et l’avait laissée sous la conduite de Madame de Chartres, sa femme, dont le bien, la vertu et le mérite étaient extraordinaires. Après avoir perdu son mari, elle avait passé plusieurs années sans revenir à la Cour. Pendant cette absence, elle avait donné ses soins à l’éducation de sa fille ; mais elle ne travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté, elle songea aussi à lui donner de la vertu et à la lui rendre aimable. La plupart des mères s’imaginent qu’il suffit de ne parler jamais de galanterie devant les jeunes personnes pour les en éloigner. Madame de Chartres avait une opinion opposée ; elle faisait souvent à sa fille des peintures de l’amour ; elle lui montrait ce qu’il a d’agréable pour la persuader plus aisément sur ce qu’elle lui en apprenait de dangereux ; elle lui contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité, les malheurs domestiques où plongent les engagements ; et elle lui faisait voir, d’un autre côté, quelle tranquillité suivait la vie d’une honnête femme, et combien la vertu donnait d’éclat et d’élévation à une personne qui avait de la beauté et de la naissance ; mais elle lui faisait voir aussi combien il était difficile de conserver cette vertu, que par une extrême défiance de soi-même et par un grand soin de s’attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d’une femme, qui est d’aimer son mari et d’en être aimée.

Cette héritière était alors un des grands partis qu’il y eût en France, et quoiqu’elle fût dans une extrême jeunesse, l’on avait déjà proposé plusieurs mariages. Madame de Chartres, qui était extrêmement glorieuse, ne trouvait presque rien digne de sa fille ; la voyant dans sa seizième année, elle voulut la mener à la Cour. Lorsqu’elle arriva, le Vidame alla au-devant d’elle ; il fut surpris de la grande beauté de Mademoiselle de Chartres, et il en fut surpris avec raison. La blancheur de son teint et ses cheveux blonds lui donnaient un éclat que l’on n’a jamais vu qu’à elle ; tous ses traits étaient réguliers, et son visage et sa personne étaient pleins de grâce et de charmes.

Le lendemain qu’elle fut arrivée, elle alla pour assortir des pierreries chez un Italien qui en trafiquait par tout le monde. Cet homme était venu de Florence avec la reine, et s’était tellement enrichi dans son trafic, que sa maison paraissait plutôt celle d’un grand seigneur que d’un marchand. Comme elle y était, le prince de Clèves y arriva. Il fut tellement surpris de sa beauté, qu’il ne put cacher sa surprise ; et Mlle de Chartres ne put s’empêcher de rougir en voyant l’étonnement qu’elle lui avait donné : elle se ferait néanmoins, sans témoigner d’autre attention aux actions de ce prince que celle que la civilité lui devait donner pour un homme tel qu’il paraissait. M. de Clèves la regardait avec admiration, et il ne pouvait comprendre qui était cette belle personne qu’il ne connaissait point. Il voyait bien par son air, et par tout ce qui était à sa suite, qu’elle devait être d’une grande qualité. Sa jeunesse lui faisait croire que c’était une fille ; mais ne lui voyant point de mère, et l’Italien, qui ne la connaissait point, l’appelant madame, il ne savait que penser, et il la regardait toujours avec étonnement. Il s’aperçut que ses regards l’embarrassaient, contre l’ordinaire des jeunes personnes qui voient toujours avec plaisir l’effet de leur beauté : il lui parut même qu’il était cause qu’elle avait de l’impatience de s’en aller, et, en effet, elle sortit assez promptement.


Extrait n°2

Lorsqu’elle arriva, l’on admira sa beauté et sa parure : le bal commença ; et, comme elle dansait avec M. de Guise, il se fit un assez grand bruit vers la porte de la salle, comme de quelqu’un qui entrait, et à qui on faisait place. Mme de Clèves acheva de danser, et, pendant qu’elle cherchait des yeux quelqu’un qu’elle avait dessein de prendre, le roi lui cria de prendre celui qui arrivait. Elle se tourna et vit un homme qu’elle crut d’abord ne pouvoir être que M. de Nemours, qui passait par-dessus quelque siège, pour arriver où l’on dansait. Ce prince était fait d’une sorte, qu’il était difficile de n’être pas surpris de le voir quand on ne l’avait jamais vu, surtout ce soir-là, où le soin qu’il avait pris de se parer augmentait encore l’air brillant qui était dans sa personne ; mais il était difficile aussi de voir Mme de Clèves pour la première fois, sans avoir un grand étonnement. M. de Nemours fut tellement surpris de sa beauté que, lorsqu’il fut proche d’elle et qu’elle lui fit la révérence, il ne put s’empêcher de donner des marques de son admiration. Quand ils commencèrent à danser, il s’éleva dans la salle un murmure de louanges. Le roi et les reines se souvinrent qu’ils ne s’étaient jamais vus, et trouvèrent quelque chose de singulier de les voir danser ensemble sans se connaître. Ils les appelèrent quand ils eurent fini, sans leur donner le loisir de parler à personne, et leur demandèrent s’ils n’avaient pas bien envie de savoir qui ils étaient, et s’ils ne s’en doutaient point. « — Pour moi, madame, dit M. de Nemours, je n’ai pas d’incertitude ; mais comme Mme de Clèves n’a pas les mêmes raisons pour deviner qui je suis que celles que j’ai pour la reconnaître, je voudrais bien que Votre Majesté eût la bonté de lui apprendre mon nom. — Je crois, dit madame la dauphine, qu’elle le sait aussi bien que vous savez le sien. — Je vous assure, madame, reprit Mme de Clèves, qui paraissait un peu embarrassée, que je ne devine pas si bien que vous pensez. — Vous devinez fort bien, répondit madame la dauphine ; et il y a même quelque chose d’obligeant pour M. de Nemours, à ne vouloir pas avouer que vous le connaissez sans l’avoir jamais vu ». La reine les interrompit pour faire continuer le bal : M. de Nemours prit la reine dauphine. Cette princesse était d’une parfaite beauté, et avait paru telle aux yeux de M. de Nemours, avant qu’il allât en Flandre ; mais de tout le soir, il ne put admirer que Mme de Clèves.


Extrait n°3

Les palissades étaient fort hautes, et il y en avait encore derrière, pour empêcher qu’on ne pût entrer ; en sorte qu’il était assez difficile de se faire passage. M. de Nemours en vint à bout néanmoins ; sitôt qu’il fut dans ce jardin, il n’eut pas de peine à démêler où était Mme de Clèves. Il vit beaucoup de lumières dans le cabinet ; toutes les fenêtres en étaient ouvertes et, en se glissant le long des palissades, il s’en approcha avec un trouble et une émotion qu’il est aisé de se représenter. Il se rangea derrière une des fenêtres, qui servaient de portes, pour voir ce que faisait Mme de Clèves. Il vit qu’elle était seule ; mais il la vit d’une si admirable beauté qu’à peine fut-il maître du transport que lui donna cette vue. Il faisait chaud, et elle n’avait rien, sur sa tête et sur sa gorge, que ses cheveux confusément rattachés. Elle était sur un lit de repos, avec une table devant elle, où il y avait plusieurs corbeilles pleines de rubans ; elle en choisit quelques-uns, et M. de Nemours remarqua que c’étaient des mêmes couleurs qu’il avait portées au tournoi. Il vit qu’elle en faisait des noeuds à une canne des Indes, fort extraordinaire, qu’il avait portée quelque temps et qu’il avait donnée à sa soeur, à qui Mme de Clèves l’avait prise sans faire semblant de la reconnaître pour avoir été à M. de Nemours. Après qu’elle eut achevé son ouvrage avec une grâce et une douceur que répandaient sur son visage les sentiments qu’elle avait dans le coeur, elle prit un flambeau et s’en alla, proche d’une grande table, vis-à-vis du tableau du siège de Metz, où était le portrait de M. de Nemours ; elle s’assit et se mit à regarder ce portrait avec une attention et une rêverie que la passion seule peut donner.

On ne peut exprimer ce que sentit M. de Nemours dans ce moment. Voir au milieu de la nuit, dans le plus beau lieu du monde, une personne qu’il adorait, la voir sans qu’elle sût qu’il la voyait, et la voir tout occupée de choses qui avaient du rapport à lui et à la passion qu’elle lui cachait, c’est ce qui n’a jamais été goûté ni imaginé par nul autre amant. Ce prince était aussi tellement hors de lui-même qu’il demeurait immobile à regarder Mme de Clèves, sans songer que les moments lui étaient précieux. Quand il fut un peu remis, il pensa qu’il devait attendre à lui parler qu’elle allât dans le jardin ; il crut qu’il le pourrait faire avec plus de sûreté, parce qu’elle serait plus éloignée de ses femmes ; mais, voyant qu’elle demeurait dans le cabinet, il prit la résolution d’y entrer. Quand il voulut l’exécuter, quel trouble n’eut-il point ! Quelle crainte de lui déplaire ! Quelle peur de faire changer ce visage où il y avait tant de douceur et de le voir devenir plein de sévérité et de colère !


Extrait n°4

Il la pressa longtemps de les lui apprendre sans pouvoir l’y obliger ; et, après qu’elle se fut défendue d’une manière qui augmentait toujours la curiosité de son mari, elle demeura dans un profond silence, les yeux baissés ; puis tout d’un coup, prenant la parole et le regardant : « Ne me contraignez point, lui dit-elle, à vous avouer une chose que je n’ai pas la force de vous avouer, quoique j’en aie eu plusieurs fois le dessein. Songez seulement que la prudence ne veut pas qu’une femme de mon âge, et maîtresse de sa conduite, demeure exposée au milieu de la cour. – Que me faites-vous envisager, madame, s’écria M. de Clèves ! je n’oserais vous le dire de peur de vous offenser. » Mme de Clèves ne répondit point : et son silence achevant de confirmer son mari dans ce qu’il avait pensé : « Vous ne me dites rien, reprit-il, et c’est me dire que je ne me trompe pas. – Eh bien, monsieur, lui répondit-elle en se jetant à ses genoux, je vais vous faire un aveu que l’on n’a jamais fait à son mari ; mais l’innocence de ma conduite et de mes intentions m’en donne la force. Il est vrai que j’ai des raisons de m’éloigner de la cour, et que je veux éviter les périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge. Je n’ai jamais donné nulle marque de faiblesse, et je ne craindrais pas d’en laisser paraître, si vous me laissiez la liberté de me retirer de la cour, ou si j’avais encore Mme de Chartres pour aider à me conduire. Quelque dangereux que soit le parti que je prends, je le prends avec joie pour me conserver digne d’être à vous. Je vous demande mille pardons, si j’ai des sentiments qui vous déplaisent : du moins je ne vous déplairai jamais par mes actions. Songez que pour faire ce que je fais, il faut avoir plus d’amitié et plus d’estime pour un mari que l’on n’en a jamais eu : conduisez-moi, ayez pitié de moi et aimez-moi encore, si vous pouvez ». M. de Clèves était demeuré, pendant tout ce discours, la tête appuyée sur ses mains, hors de lui-même, et il n’avait pas songé à faire relever sa femme. Quand elle eut cessé de parler, qu’il jeta les yeux sur elle, qu’il la vit à ses genoux, le visage couvert de larmes, et d’une beauté si admirable, il pensa mourir de douleur, et l’embrassant en la relevant : « Ayez pitié de moi vous-même, madame, lui dit-il, j’en suis digne, et pardonnez si, dans les premiers moments d’une affliction aussi violente qu’est la mienne, je ne réponds pas comme je dois à un procédé comme le vôtre. »


Extrait n°5

Par vanité ou par goût, toutes les femmes souhaitent de vous attacher. Il y en a peu à qui vous ne plaisiez ; mon expérience me ferait croire qu’il n’y en a point à qui vous ne puissiez plaire. Je vous croirais toujours amoureux et aimé et je ne me tromperais pas souvent. Dans cet état néanmoins, je n’aurais d’autre parti à prendre que celui de la souffrance ; je ne sais même pas si j’oserais me plaindre. On fait des reproches à un amant ; mais en fait-on à un mari, quand on n’a (qu’) à lui reprocher de n’avoir plus d’amour ? Quand je pourrais m’accoutumer à cette sorte de malheur, pourrais-je m’accoutumer à celui de voir toujours M. de Clèves vous accuser de sa mort, me reprocher de vous avoir aimé, de vous avoir épousé et me faire sentir la différence de son attachement au vôtre ? Il est impossible, continua-t-elle, de passer par-dessus des raisons si fortes : il faut que je demeure dans l’état où je suis et dans les résolutions que j’ai prises de n’en sortir jamais. — Hé ! croyez-vous le pouvoir, madame ? s’écria M. de Nemours. Pensez-vous que vos résolutions tiennent contre un homme qui vous adore et qui est assez heureux pour vous plaire ? Il est plus difficile que vous ne pensez, madame, de résister à ce qui nous plaît et à ce qui nous aime. Vous l’avez fait par une vertu austère, qui n’a presque point d’exemple ; mais cette vertu ne s’oppose plus à vos sentiments et j’espère que vous les suivrez malgré vous. — Je sais bien qu’il n’y a rien de plus difficile que ce que j’entreprends, répliqua Mme de Clèves ; je me défie de mes forces au milieu de mes raisons. Ce que je crois devoir à la mémoire de M. de Clèves serait faible s’il n’était soutenu par l’intérêt de mon repos ; et les raisons de mon repos ont besoin d’être soutenues de celles de mon devoir. Mais, quoique je me défie de moi-même, je crois que je ne vaincrai jamais mes scrupules et je n’espère pas aussi de surmonter l’inclination que j’ai pour vous. Elle me rendra malheureuse et je me priverai de votre vue, quelque violence qu’il m’en coûte. Je vous conjure, par tout le pouvoir que j’ai sur vous, de ne chercher aucune occasion de me voir. Je suis dans un état qui me fait des crimes de tout ce qui pourrait être permis dans un autre temps, et la seule bienséance interdit tout commerce entre nous. M. de Nemours se jeta à ses pieds, et s’abandonna à tous les divers mouvements dont il était agité. Il lui fit voir, et par ses paroles, et par ses pleurs, la plus vive et la plus tendre passion dont un cœur ait jamais été touché. Celui de Mme de Clèves n’était pas insensible et, regardant ce prince avec des yeux un peu grossis par les larmes : — Pourquoi faut-il, s’écria-t-elle, faut-il que je vous puisse accuser de la mort de M. de Clèves ? Que n’ai-je commencé à vous connaître depuis que je suis libre, ou pourquoi ne vous ai-je pas connu devant que d’être engagée ? Pourquoi la destinée nous sépare-t-elle par un obstacle si invincible ?

Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, 1678.