Le naufrage de La Méduse

Témoignage de Jean-Baptiste Savigny et Alexandre Corréard, paru dans Le Moniteur universel des 23 juillet 1815, 8, 10 et 14 septembre 1816, 21 novembre 1817, édité par les auteurs (rescapés) en 1817, réédité ensuite avec des illustrations de Géricault). 

L’échouement eut lieu le 2 juillet, à trois heures et un quart de l’après-midi, par les 19° 36′ de latitude nord, et par les 10° 45′ de longitude ouest. […]

Le […] 5, à la pointe du jour, il y avait 2 mètres 70 centimètres d’eau dans la cale, et les pompes ne pouvaient plus franchir : il fut décidé qu’il fallait évacuer le plus promptement possible. On ajoutait que La Méduse menaçait de chavirer ; la crainte était puérile sans doute : mais ce qui commandait plus impérieusement l’abandon, c’est que l’eau avait déjà pénétré jusque dans l’entrepont. On retira à la hâte du biscuit des soutes; du vin et de l’eau douce furent également préparés. Ces provisions étaient destinées à être déposées dans les canots et sur le radeau. Pour préserver le biscuit du contact de l’eau salée, on le mit dans des barriques dont les douves, exactement jointes et affermies encore par des cercles de fer, répondaient parfaitement au but qu’on se proposait. […]

Le moment arriva enfin d’abandonner la frégate. On fit d’abord descendre sur le radeau les militaires, qui presque tous y furent placés. Ils voulaient emporter leurs fusils et des cartouches ; on s’y opposa d’une manière formelle ; ils les laissèrent donc sur le pont et ne conservèrent que leurs sabres ; quelques-uns cependant sauvèrent des carabines, et presque tous les officiers des fusils de chasse et des pistolets. […]

Le 5, vers les sept heures du matin, on fait d’abord embarquer tous les soldats sur le radeau, qui n’était pas entièrement achevé ; ces malheureux, entassés sur des morceaux de bois, ont de l’eau jusqu’à la ceinture. Les dames Schmaltz s’embarquent dans leur canot, ainsi que M. Schmaltz. Le désordre se met dans l’embarquement : tout le monde se précipite. Je recommande de ne point se hâter, et d’attendre patiemment son tour. J’en donne l’exemple, et j’en fus presque la victime. Toutes les embarcations, emportées par le courant, s’éloignent et entraînent le radeau.

Nous restons encore une soixantaine d’hommes à bord. Quelques matelots, croyant qu’on les abandonne, chargent des fusils, veulent tirer sur les embarcations, et principalement sur le canot du commandant qui était déjà embarqué. J’eus toutes les peines du monde à les en empêcher : il fallut toutes mes forces et tout mon raisonnement. Je parvins à me saisir de quelques fusils chargés et à les jeter à la mer.

En me préparant à quitter la frégate, je m’étais contenté d’un petit paquet de ce qui m’était indispensable ; tout le reste était déjà pillé. J’avais partagé avec un camarade 800 livres en or, que j’avais encore en ma possession, et bien m’en arriva par la suite. Ce camarade était entré dans l’un des canots. […]

À peine fûmes-nous au nombre de cinquante sur le radeau, que ce poids le mit au-dessous de l’eau au moins à soixante-dix centimètres, et que, pour faciliter l’embarquement des autres militaires, on fut obligé de jeter à la mer tous les quarts de farine qui, soulevés par la vague, commençaient à flotter et étaient poussés avec violence contre les hommes qui se trouvaient à leur poste. S’ils eussent été fixés, peut-être en aurait-on conservé quelques-uns ; le vin et l’eau le furent seuls, parce que plusieurs personnes se réunirent pour leur conservation, et mirent tous leurs soins à empêcher qu’ils ne fussent aussi envoyés à la mer comme les 55 quarts de farine. Le radeau, allégé par le poids en moins de ces barils, put alors recevoir d’autres hommes : nous nous trouvâmes enfin cent cinquante-deux. La machine s’enfonça au moins d’un mètre. Nous étions tellement serrés les uns contre les autres, qu’il était impossible de faire un seul pas : sur l’avant et l’arrière on avait de l’eau jusqu’à la ceinture. Au moment où nous débordions de la frégate, on nous envoya du bord vingt-cinq livres de biscuit dans un sac qui tomba à la mer. Nous l’en retirâmes avec peine ; il ne formait plus qu’une pâte. Nous le conservâmes cependant dans cet état. Quelques-uns de nous, comme on l’a dit plus haut, avaient eu la sage précaution de fixer les pièces à eau et à vin aux traverses du radeau, et nous y veillâmes avec une sévère exactitude. Voilà exactement quelle était notre installation, lorsque nous prîmes le large.

Une fois au large, canots et chaloupe abandonnent le radeau qui dérive pendant treize jours au cours desquels se succèdent révoltes, massacres, actes de barbarie et cannibalisme. Le 16 juillet apparaissent des papillons, signe d’un rivage proche ; le 17 apparaît une voile qui disparaît puis finalement revient. C’est le brick Argus, parti à la recherche des 147 naufragés du radeau. Ils ne sont plus que 15.

Qu’on se figure quinze infortunés presque nus, le corps et la figure flétris de coups de soleil. Dix des quinze pouvaient à peine se mouvoir ; nos membres étaient dépourvus d’épiderme ; une profonde altération était peinte dans tous nos traits ; nos yeux caves et presque farouches, nos longues barbes nous donnaient encore un air plus hideux ; nous n’étions que les ombres de nous-mêmes. Nous trouvâmes à bord du brick de fort bon bouillon qu’on avait préparé, dès qu’on nous eut aperçus ; on releva ainsi nos forces prêtes à s’éteindre;  on nous prodigua les soins les plus généreux et les plus attentifs ; nos blessures furent pansées, et le lendemain, plusieurs des plus malades commencèrent à se soulever ; cependant quelques-uns eurent beaucoup à souffrir, car ils furent mis dans l’entrepont du brick très près de la cuisine, qui augmentait encore la chaleur presque insupportable dans ces contrées : le défaut de place dans un petit navire fut cause de cet inconvénient. Le nombre des naufragés était à la vérité trop considérable. Ceux qui n’appartenaient pas à la marine furent couchés sur des câbles, enveloppés dans quelques pavillons et placés sous le feu de la cuisine, ce qui les exposa à périr dans le courant de la nuit par l’effet d’un incendie qui se manifesta dans l’entrepont, vers les dix heures du soir, et qui faillit à réduire le navire en cendres. Mais des secours furent apportés à temps, et nous fûmes sauvés pour la seconde fois. À peine échappés, quelques-uns de nous éprouvèrent encore des accès de délire. Un officier de troupes de terre voulait se jeter à la mer pour aller chercher son portefeuille ; il eût exécuté ce dessein si on ne l’eût retenu ; d’autres eurent aussi des accès non moins violents. […]

Notre rencontre fit décider de se diriger de nouveau sur le Sénégal, et le lendemain nous vîmes cette terre que pendant treize jours nous avions si ardemment désirée. Nous mouillâmes le soir sous la côte, et au matin, favorisés par les vents, nous fîmes route pour la rade de Saint-Louis, où nous jetâmes l’ancre le 19 juillet à deux ou trois heures d’après-midi.

Telle est l’histoire fidèle de ce qui se passa sur le mémorable radeau. […]