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Madame Gorgibus

Parmi les contes que Nanon montait nous débiter pour bercer notre fièvre, il s’en trouvait parfois d’assez extraordinaires et plutôt faits pour surexciter un esprit malade que pour apaiser un enfant nerveux ; mais Nanon n’y entendait pas malice ; elle racontait son histoire telle qu’elle la savait, tout à trac, au hasard de son répertoire, et on eût bien contristé la pauvre fille si on lui avait dit qu’elle avait augmenté la fièvre de l’un de nous.

Parmi ces bizarres racontars, il y en avait deux surtout qui me donnaient la chair de poule et me faisaient aussitôt enfoncer dans mon lit, le drap ramené sur mes épaules, avec des frissons délicieux ; c’était l’histoire de Mme Gorgibus et l’aventure de la bonne Gudule.

Je transcris :

Mme Gorgibus était d’allures un peu mystérieuses. C’était une petite vieille casanière et maniérée et toujours attifée de mantes à capuches, d’étoffes à ramages et de capelines extravagantes à la mode du siècle dernier et qui lui donnaient l’air d’un carême-prenant ; elle faisait la joie des gamins du quartier et les délices des petits commerçants de la ville, qu’ébaubissaient ses façons de la vieille cour. Elle vivait seule dans une ruelle voisine des remparts, en un logis assez poudreux, car elle n’avait point de servante, et, tôt levée comme les personnes de son âge, elle musait et voltigeait entre ses quatre murs, effleurant du plumeau quelques rares bibelots encrassés de poussière et guerroyant peu avec celle des meubles ; vers dix heures, elle s’aventurait pour aller aux provisions ; c’était, à vrai dire, plutôt un prétexte à révérences et à courtoisies avec les étalières du marché, car elle se nourrissait de rien ou presque, du laitage pour ses chats, et, pour elle, un fruit, quelque légume, et, chez le boulanger, une moitié d’échaudé, comme pour un oiseau.

A midi sonnant elle réintégrait le logis pour en sortir à une heure, toujours en tenue du matin, et promener sur les remparts ses trois chats blancs, trois amours de minets enrubannés de noeuds de satin à grosses coques et l’air, dans leur attifage grotesque, de trois petites Madame Gorgibus : elle veillait minutieusement à ce que Frimousse, Triste-à-Patte et Blanchette fissent dehors leurs besoins et, cet événement accompli, la famille rentrait à la maison où Mme Gorgibus procédait alors à des bichonnages savants.

Cela prenait bien quelques heures, mais par les beaux soleils de fin mai et juin, pompeusement vêtue de vieilles nippes et de lumineuses loques, Mme Gorgibus, rengorgée dans des mantes de nuances attendries, s’acheminait à petits pas vers les quinconces, la promenade à la mode où toute la ville se rencontre sous les plus beaux tilleuls du monde aux bords des eaux calmes et bleues de l’Adour.

Elle n’y faisait plus sensation, la vieille masque, à peine peur aux enfants bien élevés : on l’avait tant vue et revue ! Mais elle y rencontrait une autre vieille originale qui avait eu des revers de fortune, elle aussi, et vivait à l’extrémité opposée de la ville, dans le quartier des Capucins.

C’était une dame de la noblesse, mais elle ne recevait plus personne, ne rendait visite à qui que ce fût, vivait tout à fait retirée du monde ; d’ailleurs elle demeurait trop loin, ses vieilles jambes l’auraient trahie ; et puis, un peu hautaine, elle n’avait cure d’initier à sa misère, même sa bonne Gorgibus qui, curieuse, avait fait longtemps le siège du logis.

Elles se rencontraient sous les tilleuls de la promenade et passaient ensemble de longues heures avec, autour d’elles, la société de la ville, dont Mme de la Livadière connaissait par le menu toutes les histoires, depuis au moins cent ans, et cela devant ce merveilleux paysage des rives de l’Adour. Que leur fallait-il de plus, à ces deux vieilles chéries ? Elles se voyaient encore le dimanche à la messe, aux vêpres et au salut de leur bonne cathédrale, et, les mois d’hiver, quand le froid piquant ne permet plus les longues séances au bord de l’eau, sur les bancs des promenades, elles avaient trouvé le moyen de se rencontrer encore.

C’était chez une chocolatière de la rue des Bûchettes, à l’ombre même de la cathédrale : une petite boutique toute en boiseries blanches et en hautes glaces striées de chiures de mouches, une chocolaterie du siècle dernier, démodée comme ses deux clientes, et qu’en dehors des enfants pressés d’acheter un sou de chocolat après la messe, personne ne fréquentait plus. Les tablettes enveloppées de papier d’étain y blanchissaient tristement au fond de vitrines à ornements sculptés, à côté de papillotes, de surprises et de sucres de pomme, dont les images coloriées s’effaçaient de plus en plus.

De quoi vivait la vieille dame qui présidait à ce comptoir ? La province a de ces mystères. C’était une petite vieille à robe de soie noire élimée, bien propre avec une éternelle fanchon de dentelle sur sa coiffure en boucles, des boucles argentées mêlées de fils jaunissants et qui, l’étrange créature, trouvait le moyen, les belles journées de gelée, de servir à Mmes Gorgibus et de la Livadière, pour la somme de trente centimes la tasse, un chocolat, ma foi, parfumé, vanillé et fumant. Ces dames, avec mille simagrées, le buvaient à petites gorgées, complimentaient la boutiquière, se faisaient leurs confidences, et puis, après quelques bonne ma chère, mon coeur d’oiseau et tendre pigeon, payaient strictement, chacune, leurs six sous et se retiraient avec une révérence, que c’en était délicieux et touchant.

Là, après quelques salamalecs, il fallait bien se séparer : la nuit tombe vite en hiver. On se donnait rendez-vous pour la première belle journée, et Mme de la Livadière, appuyée sur sa canne à béquille d’ivoire, de regagner lentement son logis de la haute ville, et Mme Gorgibus sa ruelle des remparts, dans le quartier des Catalans.

Et c’était fini pour la journée. Une fois rentrée, Mme Gorgibus ne sortait plus : c’étaient les apprêts du souper, sa sieste de cinq à huit, avant le potage à petites cuillerées, puis la lecture dans un vieil almanach, la soirée, le coucher, la nuit.

Comment une existence aussi inoffensive put-elle attirer les haines de tout un quartier ? Ses capotes extravagantes, ses modes de l’autre temps et ses somptueuses loques la firent d’abord traiter de vieille folle ; de vieille folle, on glissa vite à vieille fée. Appuyées sur leurs balais, les commères de la ville ne se gênaient pas d’un seuil à l’autre pour rire et se signaler le passage de ce vieux masque en catogan. Et puis Mme Gorgibus était fière, un peu repliée sur elle-même et, en dehors des fournisseurs, n’adressait la parole à personne ; pis, elle n’ouvrait sa porte à qui que ce fût. Que pouvait-elle bien fabriquer dans ce logis mystérieux avec ses trois chats ? Ces trois chats enrubannés comme des mariées aggravèrent la situation : cela n’était pas naturel. Que faisaient-ils toujours en permanence, assis devant cette chaudière, et quelle cuisine du diable y surveillaient-ils donc ?

On prononça le mot de sorcière, mais le corbeau apprivoisé perdit tout.

Ce vieux corbeau éternellement en sentinelle dans l’angle de la fenêtre acheva de surexciter les esprits. Il était de mine rébarbative, menaçante même, avec son gros bec, son oeil rond à moitié endormi ; mais on sentait en lui une âme vigilante, et son aspect terrifiait les passants ; jamais bon chrétien n’avait vécu dans l’intimité de pareille bestiole ; il devait servir à quelque maléfice et avait sûrement fréquenté le sabbat ; une trame d’affreux soupçons se resserrait de jour en jour autour de Mme Gorgibus.

Elle était loin de s’en douter, la pauvre vieille à cervelle de poupée, et continuait son humble et machinale existence au milieu de l’hostilité de tous. Vieille, pauvre, isolée, sans défense et sans grande idée, elle devait être tôt ou tard victime d’un vilain tour ; quelques gamins toujours prêts à mal faire s’y crurent un jour autorisés. Épiée, espionnée comme elle l’était, ils eurent vite fait de profiter de son absence et d’ouvrir sa porte fermée au loquet, car la pauvre était sans défiance.

A peine dans la place, ils s’emparaient des trois minets qui, tout engourdis de paresse ne résistèrent même pas ; leur nouer solidement la queue avec des ficelles autour de l’anse du pot-au-feu, fut pour eux l’affaire d’une minute ; les trois bêtes stupéfiées ne bougèrent d’abord pas, mais dès que la flamme du foyer leur caressa trop les côtes, ce furent des soubresauts de damnés, et jurant, miaulant, crissant à travers la chambre, les trois bêtes, en une prestigieuse gambade, entraînèrent au beau milieu du logis la marmite qui s’y renversa ; le lait se répandit qui les ébouillanta, ici redoublement de cris et de miaulements, de plaintes et de râles dont les garnements ne se tenaient pas de joie ; maintenant les chats enragés se dévoraient entre eux.

Cependant les deux plus âgés de la bande n’avaient pas perdu leur temps ; ils avaient jeté une couverture sur le corbeau qui asséna quelques bons coups de bec et, lui, se défendit ; mais ils eurent tôt fait de lui envelopper la tête, de le maintenir entre leurs jambes et en un tour de main, clic, clac, ils plumèrent tout vif le malheureux oiseau palpitant.

En un clin d’oeil, maître corbeau fut nu comme un ver, très indécent et très fantastique avec ses longues cuisses grenues, son estomac en forme de proue et la peau grise et granulée de son pauvre corps tout grelottant : une bête de sabbat, un gnome, un vampire.

Figé par la douleur, il s’était réfugié dans un coin où il ne bougeait plus, claquant seulement du bec, stupide ; et nos gamins prirent la fuite.

Là-dessus, Mme Gorgibus s’amène en trottinant, en mantelet de soie ventre de puce, introduit sa clef dans sa serrure et pénètre dans son logement. Quel sabbat ! quel désastre ! Assourdie de râles et de rugissements, elle trébuche sur une marmite où s’enlacent, s’étreignent et se dévorent trois bêtes de l’apocalypse aux poils hérissés et gluants : l’une lui griffe la main d’une longue estafilade, l’autre lui mord le mollet à pleines dents, et tandis qu’éperdue elle appelle au secours sans pouvoir trouver un cri dans sa gorge, un oiseau de cauchemar, un animal fantôme, livide, obscène, avec deux ailerons de chair grise, se précipite sur elle, le bec largement ouvert, et tente de lui grimper à la taille en sautelant. Mme Gorgibus put heureusement retrouver sa porte ; elle s’enfuit en criant à travers la nuit, mais son peu de raison sombra dans l’aventure. Mme Gorgibus devint folle, elle finit ses jours aux Petites-Maisons.

 Jean Lorrain, Histoires de masques, 1900

Pierrot

À Henri Roujon

Mme Lefèvre était une dame de campagne, une veuve, une de ces demi-paysannes à rubans et à chapeaux falbalas, de ces personnes qui parlent avec des cuirs, prennent en public des airs grandioses, et cachent une âme de brute prétentieuse sous des dehors comiques et chamarrés, comme elles dissimulent leurs grosses mains rouges sous des gants de soie écrue. Elle avait pour servante une brave campagnarde toute simple, nommée Rose. Les deux femmes habitaient une petite maison à volets verts, le long d’une route, en Normandie, au centre du pays de Caux. Comme elles possédaient, devant l’habitation, un étroit jardin, elles cultivaient quelques légumes. Or, une nuit, on lui vola une douzaine d’oignons. Dès que Rose s’aperçut du larcin, elle courut prévenir Madame, qui descendit en jupe de laine. Ce fut une désolation et une terreur. On avait volé, volé Mme Lefèvre ! Donc, on volait dans le pays, puis on pouvait revenir. Et les deux femmes effarées contemplaient les traces de pas, bavardaient, supposaient des choses « Tenez, ils ont passé par là. Ils ont mis leurs pieds sur le mur ils ont sauté dans la plate-bande. » Et elles s’épouvantaient pour l’avenir. Comment dormir tranquilles maintenant ! Le bruit du vol se répandit. Les voisins arrivèrent, constatèrent, discutèrent à leur tour, et les deux femmes expliquaient à chaque nouveau venu leurs observations et leurs idées. Un fermier d’à côté leur offrit ce conseil : « Vous devriez avoir un chien. » C’était vrai, cela ; elles devraient avoir un chien, quand ce ne serait que pour donner l’éveil. Pas un gros chien, Seigneur ! Que feraient-elles d’un gros chien ! Il les ruinerait en nourriture. Mais un petit chien (en Normandie, on prononce quin), un petit freluquet de quin qui jappe. Dès que tout le monde fut parti, Mme Lefèvre discuta longtemps cette idée de chien. Elle faisait, après réflexion, mille objections, terrifiée par l’image d’une jatte pleine de pâtée ; car elle était de cette race parcimonieuse de dames campagnardes qui portent toujours des centimes dans leur poche pour faire l’aumône ostensiblement aux pauvres des chemins, et donner aux quêtes du dimanche. Rose, qui aimait les bêtes, apporta ses raisons et les défendit avec astuce. Donc il fut décidé qu’on aurait un chien, un tout petit chien. On se mit à sa recherche, mais on n’en trouvait que des grands, des avaleurs de soupe à faire frémir. L’épicier de Rolleville en avait bien un, un tout petit ; mais il exigeait qu’on le lui payât deux francs, pour couvrir ses frais d’élevage. Mme Lefèvre déclara qu’elle voulait bien nourrir un « quin », mais qu’elle n’en achèterait pas. Or, le boulanger, qui savait les événements, apporta, un matin, dans sa voiture, un étrange petit animal tout jaune, presque sans pattes, avec un corps de crocodile, une tête de renard et une queue en trompette, un vrai panache, grand comme tout le reste de sa personne. Un client cherchait à s’en défaire. Mme Lefèvre trouva fort beau ce roquet immonde, qui ne coûtait rien. Rose l’embrassa, puis demanda comment on le nommait. Le boulanger répondit : « Pierrot. » Il fut installé dans une vieille caisse à savon et on lui offrit d’abord de l’eau à boire. Il but. On lui présenta ensuite un morceau de pain. Il mangea. Mme Lefèvre, inquiète, eut une idée : « Quand il sera bien accoutumé à la maison, on le laissera libre. Il trouvera à manger en rôdant par le pays. » On le laissa libre, en effet, ce qui ne l’empêcha point d’être affamé. Il ne jappait d’ailleurs que pour réclamer sa pitance ; mais, dans ce cas, il jappait avec acharnement. Tout le monde pouvait entrer dans le jardin. Pierrot allait caresser chaque nouveau venu, et demeurait absolument muet. Mme Lefèvre cependant s’était accoutumée à cette bête. Elle en arrivait même à l’aimer, et à lui donner de sa main, de temps en temps, des bouchées de pain trempées dans la sauce de son fricot. Mais elle n’avait nullement songé à l’impôt, et quand on lui réclama huit francs – huit francs, madame ! pour ce freluquet de quin qui ne jappait seulement point, elle faillit s’évanouir de saisissement. Il fut immédiatement décidé qu’on se débarrasserait de Pierrot. Personne n’en voulut. Tous les habitants le refusèrent à dix lieues aux environs. Alors on se résolut, faute d’autre moyen, à lui faire « piquer du mas ». « Piquer du mas », c’est « manger de la marne ». On fait piquer du mas à tous les chiens dont on veut se débarrasser. Au milieu d’une vaste plaine, on aperçoit une espèce de hutte, ou plutôt un tout petit toit de chaume, posé sur le sol. C’est l’entrée de la marnière. Un grand puits tout droit s’enfonce jusqu’à vingt mètres sous terre, pour aboutir à une série de longues galeries de mines. On descend une fois par an dans cette carrière, à l’époque où l’on marne les terres. Tout le reste du temps, elle sert de cimetière aux chiens condamnés ; et souvent, quand on passe auprès de l’orifice, des hurlements plaintifs, des aboiements furieux ou désespérés, des appels lamentables montent jusqu’à vous. Les chiens des chasseurs et des bergers s’enfuient avec épouvante des abords de ce trou gémissant ; et, quand on se penche au-dessus, il sort de là une abominable odeur de pourriture. Des drames affreux s’y accomplissent dans l’ombre. Quand une bête agonise depuis dix à douze jours dans le fond, nourrie par les restes immondes de ses devanciers, un nouvel animal, plus gros, plus vigoureux certainement, est précipité tout à coup. Ils sont là, seuls, affamés, les yeux luisants. Ils se guettent, se suivent, hésitent, anxieux. Mais la faim les presse : ils s’attaquent, luttent longtemps, acharnés, et le plus fort mange le plus faible, le dévore vivant. Quand il fut décidé qu’on ferait « piquer du mas » à Pierrot, on s’enquit d’un exécuteur. Le cantonnier qui binait la route demanda dix sous pour la course. Cela parut follement exagéré à Mme Lefèvre. Le goujat du voisin se contentait de cinq sous ; c’était trop encore ; et, Rose ayant fait observer qu’il valait mieux qu’elles le portassent elles-mêmes, parce qu’ainsi il ne serait pas brutalisé en route et averti de son sort, il fut résolu qu’elles iraient toutes les deux à la nuit tombante. On lui offrit, ce soir-là, une bonne soupe avec un doigt de beurre. Il ravala jusqu’à la dernière goutte ; et, comme il remuait la queue de contentement, Rose le prit dans son tablier. Elles allaient à grands pas, comme des maraudeuses, à travers la plaine. Bientôt elles aperçurent la marnière et l’atteignirent ; Mme Lefèvre se pencha pour écouter si aucune bête ne gémissait. – Non – il n’y en avait pas ; Pierrot serait seul. Alors Rose qui pleurait, l’embrassa, puis le lança dans le trou ; et elles se penchèrent toutes deux, l’oreille tendue. Elles entendirent d’abord un bruit sourd, puis la plainte aiguë, déchirante, d’une bête blessée, puis une succession de petits cris de douleur, puis des appels désespérés, des supplications de chien qui implorait, la tête levée vers l’ouverture. Il jappait, oh ! il jappait ! Elles furent saisies de remords, d’épouvante, d’une peur folle et inexplicable ; et elles se sauvèrent en courant. Et, comme Rose allait plus vite, Mme Lefèvre criait : « Attendez-moi, Rose, attendez-moi ! » Leur nuit fut hantée de cauchemars épouvantables. Mme Lefèvre rêva qu’elle s’asseyait à table pour manger la soupe, mais, quand elle découvrait la soupière, Pierrot était dedans. Il s’élançait et la mordait au nez. Elle se réveilla et crut l’entendre japper encore. Elle écouta ; elle s’était trompée. Elle s’endormit de nouveau et se trouva sur une grande route, une route interminable, qu’elle suivait. Tout à coup, au milieu du chemin, elle aperçut un panier, un grand panier de fermier, abandonné ; et ce panier lui faisait peur. Elle finissait cependant par l’ouvrir, et Pierrot, blotti dedans, lui saisissait la main, ne la lâchait plus ; et elle se sauvait éperdue, portant ainsi au bout du bras le chien suspendu, la gueule serrée. Au petit jour, elle se leva, presque folle, et courut à la marnière. Il jappait ; il jappait encore, il avait jappé toute la nuit. Elle se mit à sangloter et l’appela avec mille petits noms caressants. Il répondit avec toutes les inflexions tendres de sa voix de chien. Alors elle voulut le revoir, se promettant de le rendre heureux jusqu’à sa mort. Elle courut chez le puisatier chargé de l’extraction de la marne, et elle lui raconta son cas. L’homme écoutait sans rien dire. Quand elle eut fini, il prononça : « Vous voulez votre quin ? Ce sera quatre francs. » Elle eut un sursaut ; toute sa douleur s’envola du coup. « Quatre francs ! vous vous en feriez mourir ! quatre francs ! » Il répondit : « Vous croyez que j’vas apporter mes cordes, mes manivelles, et monter tout ça, et m’ n’aller là-bas avec mon garçon et m’ faire mordre encore par votre maudit quin, pour l’ plaisir de vous le redonner ? fallait pas l’ jeter. » Elle s’en alla, indignée. – Quatre francs ! Aussitôt rentrée, elle appela Rose et lui dit les prétentions du puisatier. Rose, toujours résignée, répétait : « Quatre francs ! c’est de l’argent, madame. » Puis, elle ajouta : « Si on lui jetait à manger, à ce pauvre quin, pour qu’il ne meure pas comme ça ? » Mme Lefèvre approuva, toute joyeuse ; et les voilà reparties, avec un gros morceau de pain beurré. Elles le coupèrent par bouchées qu’elles lançaient l’une après l’autre, parlant tour à tour à Pierrot. Et sitôt que le chien avait achevé un morceau, il jappait pour réclamer le suivant. Elles revinrent le soir, puis le lendemain, tous les jours. Mais elles ne faisaient plus qu’un voyage. Or, un matin, au moment de laisser tomber la première bouchée, elles entendirent tout à coup un aboiement formidable dans le puits. Ils étaient deux ! On avait précipité un autre chien, un gros ! Rose cria : « Pierrot ! » Et Pierrot jappa, jappa. Alors on se mit à jeter la nourriture ; mais, chaque fois elles distinguaient parfaitement une bousculade terrible, puis les cris plaintifs de Pierrot mordu par son compagnon, qui mangeait tout, étant le plus fort. Elles avaient beau spécifier : « C’est pour toi, Pierrot ! » Pierrot, évidemment, n’avait rien. Les deux femmes, interdites, se regardaient ; et Mme Lefèvre prononça d’un ton aigre : « Je ne peux pourtant pas nourrir tous les chiens qu’on jettera là-dedans. Il faut y renoncer. » Et, suffoquée à l’idée de tous ces chiens vivant à ses dépens, elle s’en alla, emportant même ce qui restait du pain qu’elle se mit à manger en marchant. Rose la suivit en s’essuyant les yeux du coin de son tablier bleu.

Maupassant, Les Contes de la bécasse, 1883

(conte paru initialement dans le journal « Le Gaulois », le 9 octobre 1882)

Le naufrage de La Méduse

Témoignage de Jean-Baptiste Savigny et Alexandre Corréard, paru dans Le Moniteur universel des 23 juillet 1815, 8, 10 et 14 septembre 1816, 21 novembre 1817, édité par les auteurs (rescapés) en 1817, réédité ensuite avec des illustrations de Géricault). 

L’échouement eut lieu le 2 juillet, à trois heures et un quart de l’après-midi, par les 19° 36′ de latitude nord, et par les 10° 45′ de longitude ouest. […]

Le […] 5, à la pointe du jour, il y avait 2 mètres 70 centimètres d’eau dans la cale, et les pompes ne pouvaient plus franchir : il fut décidé qu’il fallait évacuer le plus promptement possible. On ajoutait que La Méduse menaçait de chavirer ; la crainte était puérile sans doute : mais ce qui commandait plus impérieusement l’abandon, c’est que l’eau avait déjà pénétré jusque dans l’entrepont. On retira à la hâte du biscuit des soutes; du vin et de l’eau douce furent également préparés. Ces provisions étaient destinées à être déposées dans les canots et sur le radeau. Pour préserver le biscuit du contact de l’eau salée, on le mit dans des barriques dont les douves, exactement jointes et affermies encore par des cercles de fer, répondaient parfaitement au but qu’on se proposait. […]

Le moment arriva enfin d’abandonner la frégate. On fit d’abord descendre sur le radeau les militaires, qui presque tous y furent placés. Ils voulaient emporter leurs fusils et des cartouches ; on s’y opposa d’une manière formelle ; ils les laissèrent donc sur le pont et ne conservèrent que leurs sabres ; quelques-uns cependant sauvèrent des carabines, et presque tous les officiers des fusils de chasse et des pistolets. […]

Le 5, vers les sept heures du matin, on fait d’abord embarquer tous les soldats sur le radeau, qui n’était pas entièrement achevé ; ces malheureux, entassés sur des morceaux de bois, ont de l’eau jusqu’à la ceinture. Les dames Schmaltz s’embarquent dans leur canot, ainsi que M. Schmaltz. Le désordre se met dans l’embarquement : tout le monde se précipite. Je recommande de ne point se hâter, et d’attendre patiemment son tour. J’en donne l’exemple, et j’en fus presque la victime. Toutes les embarcations, emportées par le courant, s’éloignent et entraînent le radeau.

Nous restons encore une soixantaine d’hommes à bord. Quelques matelots, croyant qu’on les abandonne, chargent des fusils, veulent tirer sur les embarcations, et principalement sur le canot du commandant qui était déjà embarqué. J’eus toutes les peines du monde à les en empêcher : il fallut toutes mes forces et tout mon raisonnement. Je parvins à me saisir de quelques fusils chargés et à les jeter à la mer.

En me préparant à quitter la frégate, je m’étais contenté d’un petit paquet de ce qui m’était indispensable ; tout le reste était déjà pillé. J’avais partagé avec un camarade 800 livres en or, que j’avais encore en ma possession, et bien m’en arriva par la suite. Ce camarade était entré dans l’un des canots. […]

À peine fûmes-nous au nombre de cinquante sur le radeau, que ce poids le mit au-dessous de l’eau au moins à soixante-dix centimètres, et que, pour faciliter l’embarquement des autres militaires, on fut obligé de jeter à la mer tous les quarts de farine qui, soulevés par la vague, commençaient à flotter et étaient poussés avec violence contre les hommes qui se trouvaient à leur poste. S’ils eussent été fixés, peut-être en aurait-on conservé quelques-uns ; le vin et l’eau le furent seuls, parce que plusieurs personnes se réunirent pour leur conservation, et mirent tous leurs soins à empêcher qu’ils ne fussent aussi envoyés à la mer comme les 55 quarts de farine. Le radeau, allégé par le poids en moins de ces barils, put alors recevoir d’autres hommes : nous nous trouvâmes enfin cent cinquante-deux. La machine s’enfonça au moins d’un mètre. Nous étions tellement serrés les uns contre les autres, qu’il était impossible de faire un seul pas : sur l’avant et l’arrière on avait de l’eau jusqu’à la ceinture. Au moment où nous débordions de la frégate, on nous envoya du bord vingt-cinq livres de biscuit dans un sac qui tomba à la mer. Nous l’en retirâmes avec peine ; il ne formait plus qu’une pâte. Nous le conservâmes cependant dans cet état. Quelques-uns de nous, comme on l’a dit plus haut, avaient eu la sage précaution de fixer les pièces à eau et à vin aux traverses du radeau, et nous y veillâmes avec une sévère exactitude. Voilà exactement quelle était notre installation, lorsque nous prîmes le large.

Une fois au large, canots et chaloupe abandonnent le radeau qui dérive pendant treize jours au cours desquels se succèdent révoltes, massacres, actes de barbarie et cannibalisme. Le 16 juillet apparaissent des papillons, signe d’un rivage proche ; le 17 apparaît une voile qui disparaît puis finalement revient. C’est le brick Argus, parti à la recherche des 147 naufragés du radeau. Ils ne sont plus que 15.

Qu’on se figure quinze infortunés presque nus, le corps et la figure flétris de coups de soleil. Dix des quinze pouvaient à peine se mouvoir ; nos membres étaient dépourvus d’épiderme ; une profonde altération était peinte dans tous nos traits ; nos yeux caves et presque farouches, nos longues barbes nous donnaient encore un air plus hideux ; nous n’étions que les ombres de nous-mêmes. Nous trouvâmes à bord du brick de fort bon bouillon qu’on avait préparé, dès qu’on nous eut aperçus ; on releva ainsi nos forces prêtes à s’éteindre;  on nous prodigua les soins les plus généreux et les plus attentifs ; nos blessures furent pansées, et le lendemain, plusieurs des plus malades commencèrent à se soulever ; cependant quelques-uns eurent beaucoup à souffrir, car ils furent mis dans l’entrepont du brick très près de la cuisine, qui augmentait encore la chaleur presque insupportable dans ces contrées : le défaut de place dans un petit navire fut cause de cet inconvénient. Le nombre des naufragés était à la vérité trop considérable. Ceux qui n’appartenaient pas à la marine furent couchés sur des câbles, enveloppés dans quelques pavillons et placés sous le feu de la cuisine, ce qui les exposa à périr dans le courant de la nuit par l’effet d’un incendie qui se manifesta dans l’entrepont, vers les dix heures du soir, et qui faillit à réduire le navire en cendres. Mais des secours furent apportés à temps, et nous fûmes sauvés pour la seconde fois. À peine échappés, quelques-uns de nous éprouvèrent encore des accès de délire. Un officier de troupes de terre voulait se jeter à la mer pour aller chercher son portefeuille ; il eût exécuté ce dessein si on ne l’eût retenu ; d’autres eurent aussi des accès non moins violents. […]

Notre rencontre fit décider de se diriger de nouveau sur le Sénégal, et le lendemain nous vîmes cette terre que pendant treize jours nous avions si ardemment désirée. Nous mouillâmes le soir sous la côte, et au matin, favorisés par les vents, nous fîmes route pour la rade de Saint-Louis, où nous jetâmes l’ancre le 19 juillet à deux ou trois heures d’après-midi.

Telle est l’histoire fidèle de ce qui se passa sur le mémorable radeau. […]