Archives de catégorie : Le roman et le récit

Les Misérables

Jacques-Louis David, Napoléon franchissant le col du Grand-Saint-Bernard (1800)
Jacques-Louis David, Napoléon franchissant le col du Grand-Saint-Bernard (1800)

Ils étaient trois mille cinq cents. Ils faisaient un front d’un quart de lieue. C’étaient des hommes géants sur des chevaux colosses. Ils étaient vingt-six escadrons ; et ils avaient derrière eux, pour les appuyer, la division de Lefebvre-Desnouettes, les cent six gendarmes d’élite, les chasseurs de la garde, onze cent quatre-vingt-dix-sept hommes, et les lanciers de la garde, huit cent quatre-vingts lances. Ils portaient le casque sans crins et la cuirasse de fer battu, avec les pistolets d’arçon dans les fontes et le long sabre-épée. Le matin toute l’armée les avait admirés, quand, à neuf heures, les clairons sonnant, toutes les musiques chantant « veillons au salut de l’empire », ils étaient venus, colonne épaisse, une de leurs batteries à leur flanc, l’autre à leur centre, se déployer sur deux rangs entre la chaussée de Genappe et Frischemont, et prendre leur place de bataille dans cette puissante deuxième ligne, si savamment composée par Napoléon, laquelle, ayant à son extrémité de gauche les cuirassiers de Kellermann et à son extrémité de droite les cuirassiers de Milhaud, avait, pour ainsi dire, deux ailes de fer.

L’aide de camp Bernard leur porta l’ordre de l’empereur. Ney tira son épée et prit la tête. Les escadrons énormes s’ébranlèrent.

Alors on vit un spectacle formidable.

Toute cette cavalerie, sabres levés, étendards et trompettes au vent, formée en colonne par division, descendit d’un même mouvement et comme un seul homme, avec la précision d’un bélier de bronze qui ouvre une brèche, la colline de la Belle-Alliance, s’enfonça dans le fond redoutable où tant d’hommes déjà étaient tombés, y disparut dans la fumée, puis, sortant de cette ombre, reparut de l’autre côté du vallon, toujours compacte et serrée, montant au grand trot, à travers un nuage de mitraille crevant sur elle, l’épouvantable pente de boue du plateau de Mont-Saint-Jean. Ils montaient, graves, menaçants, imperturbables ; dans les intervalles de la mousqueterie et de l’artillerie, on entendait ce piétinement colossal. Étant deux divisions, ils étaient deux colonnes ; la division Wathier avait la droite, la division Delors avait la gauche. On croyait voir de loin s’allonger vers la crête du plateau deux immenses couleuvres d’acier. Cela traversa la bataille comme un prodige.

Rien de semblable ne s’était vu depuis la prise de la grande redoute de la Moskowa par la grosse cavalerie ; Murat y manquait, mais Ney s’y retrouvait. Il semblait que cette masse était devenue monstre et n’eût qu’une âme. Chaque escadron ondulait et se gonflait comme un anneau du polype. On les apercevait à travers une vaste fumée déchirée çà et là. Pêle-mêle de casques, de cris, de sabres, bondissement orageux des croupes des chevaux dans le canon et la fanfare, tumulte discipliné et terrible ; là-dessus les cuirasses, comme les écailles sur l’hydre.

Victor Hugo, Les Misérables, 1862.

Le Rouge et le Noir

Fils du menuisier de la petite ville de Verrières, Julien Sorel est un jeune garçon rêveur passionné par la lecture. Dans cet extrait, il se rend chez le maire de la ville, M. de Rênal qui lui a proposé de devenir le précepteur de ses enfants. C’est alors qu’il fait la rencontre de celle qui va jouer un rôle déterminant dans son destin.

Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle était loin des regardes des hommes, Mme de Rênal sortait par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut près de la porte d’entrée la figure d’un jeune paysan presque encore enfant, extrêmement pâle et qui venait de pleurer. Il était en chemise bien blanche et avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette.
Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que l’esprit un peu romanesque de Mme de Rênal eut d’abord l’idée que ce pouvait être une jeune fille déguisée qui venait demander quelque grâce à M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créature arrêtée à la porte d’entrée, et qui évidemment n’osait pas lever la main jusqu’à la sonnette. Mme de Rênal s’approcha, distraite un instant de l’amer chagrin que lui donnait l’arrivée du précepteur. Julien, tourné vers la porte, ne la voyait pas s’avancer. Il tressaillit quand une voix douce lui dit tout près de l’oreille :
– Que voulez-vous ici, mon enfant ?
Julien se tourna vivement, et, frappé du regard si rempli de grâce de Mme de Rênal, il oublia une partie de sa timidité. Bientôt, étonné de sa beauté, il oublia tout, même ce qu’il venait faire. Mme de Rênal avait répété sa question.
– Je viens pour être précepteur, madame, lui dit-il enfin, tout honteux de ses larmes qu’il essuyait de son mieux.
Mme de Rênal resta interdite, ils étaient fort près l’un de l’autre à se regarder. Julien n’avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout une femme avec un teint si éblouissant, lui parler d’un air doux. Mme de Rênal regardait les grosses larmes qui s’étaient arrêtées sur les joues si pâles d’abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle se mit à rire, avec toute la gaieté folle d’une jeune fille, elle se moquait d’elle-même et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, c’était là ce précepteur qu’elle s’était figuré comme un prêtre sale et mal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants !
– Quoi, monsieur, lui dit-elle enfin, vous savez le latin ? Ce mot de monsieur étonna si fort Julien qu’il réfléchit un instant.
– Oui, madame, dit-il timidement.
Mme de Rênal était si heureuse, qu’elle osa dire à Julien :
– Vous ne gronderez pas trop ces pauvres enfants ?
– Moi, les gronder, dit Julien étonné, et pourquoi ?
– N’est-ce pas, monsieur, ajouta-t-elle après un petit silence et d’une voix dont chaque instant augmentait l’émotion, vous serez bon pour eux, vous me le promettez ?
S’entendre appeler de nouveau monsieur, bien sérieusement, et par une dame si bien vêtue, était au-dessus de toutes les prévisions de Julien : dans tous les châteaux en Espagne de sa jeunesse, il s’était dit qu’aucune dame comme il faut ne daignerait lui parler que quand il aurait un bel uniforme. Mme de Rênal, de son côté, était complètement trompée par la beauté du teint, les grands yeux noirs de Julien et ses jolis cheveux qui frisaient plus qu’à l’ordinaire, parce que pour se rafraîchir il venait de plonger la tête dans le bassin de la fontaine publique. À sa grande joie, elle trouvait l’air timide d’une jeune fille à ce fatal précepteur, dont elle avait tant redouté pour ses enfants la dureté et l’air rébarbatif. Pour l’âme si paisible de Mme de Rênal, le contraste de ses craintes et de ce qu’elle voyait fut un grand événement. Enfin elle revint de sa surprise. Elle fut étonnée de se trouver ainsi à la porte de sa maison avec ce jeune homme presque en chemise et si près de lui.
– Entrons, monsieur, lui dit-elle d’un air assez embarrassé.

Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1830.

La Chartreuse de Parme

Hillingford-Wellington at Waterloo
Hillingford, Wellington at Waterloo

Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment. Toutefois la peur ne venait chez lui qu’en seconde ligne ; il était surtout scandalisé de ce bruit qui lui faisait mal aux oreilles. L’escorte prit le galop ; on traversait une grande pièce de terre labourée, située au-delà du canal, et ce champ était jonché de cadavres.
– Les habits rouges ! les habits rouges ! criaient avec joie les hussards de l’escorte. Et d’abord Fabrice ne comprenait pas ; enfin il remarqua qu’en effet presque tous les cadavres étaient vêtus de rouge. Une circonstance lui donna un frisson d’horreur ; il remarqua que beaucoup de ces malheureux habits rouges vivaient encore ; ils criaient évidemment pour demander du secours, et personne ne s’arrêtait pour leur en donner. Notre héros, fort humain, se donnait toutes les peines du monde pour que son cheval ne mît les pieds sur aucun habit rouge. L’escorte s’arrêta ; Fabrice, qui ne faisait pas assez d’attention à son devoir de soldat, galopait toujours en regardant un malheureux blessé.
– Veux-tu bien t’arrêter, blanc-bec ! lui cria le maréchal des logis.

Andrieux, La bataille de Waterloo
Andrieux, La bataille de Waterloo

Fabrice s’aperçut qu’il était à vingt pas sur la droite en avant des généraux, et précisément du côté où ils regardaient avec leurs lorgnettes. En revenant se ranger à la queue des autres hussards restés à quelques pas en arrière, il vit le plus gros de ces généraux qui parlait à son voisin, général aussi ; d’un air d’autorité et presque de réprimande, il jurait. Fabrice ne put retenir sa curiosité ; et, malgré le conseil de ne point parler, à lui donné par son amie la geôlière, il arrangea une petite phrase bien française, bien correcte, et dit à son voisin :
– Quel est-il ce général qui gourmande son voisin ?
– Pardi, c’est le maréchal !
– Quel maréchal ?
– Le maréchal Ney, bêta ! Ah çà ! où as-tu servi jusqu’ici ?
Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point à se fâcher de l’injure ; il contemplait, perdu dans une admiration enfantine, ce fameux prince de la Moskova, le brave des braves.
Tout à coup on partit au grand galop. Quelques instants après, Fabrice vit, à vingt pas en avant, une terre labourée qui était remuée d’une façon singulière. Le fond des sillons était plein d’eau, et la terre fort humide, qui formait la crête de ces sillons, volait en petits fragments noirs lancés à trois ou quatre pieds de haut. Fabrice remarqua en passant cet effet singulier ; puis sa pensée se remit à songer à la gloire du maréchal. Il entendit un cri sec auprès de lui : c’étaient deux hussards qui tombaient atteints par des boulets ; et, lorsqu’il les regarda, ils étaient déjà à vingt pas de l’escorte. Ce qui lui sembla horrible, ce fut un cheval tout sanglant qui se débattait sur la terre labourée en engageant ses pieds dans ses propres entrailles ; il voulait suivre les autres : le sang coulait dans la boue.

Jacques-Louis David, Napoléon franchissant le col du Grand-Saint-Bernard (1800)

– Ah ! m’y voilà donc enfin au feu ! se dit-il. J’ai vu le feu ! se répétait-il avec satisfaction. Me voici un vrai militaire. À ce moment, l’escorte allait ventre à terre, et notre héros comprit que c’étaient des boulets qui faisaient voler la terre de toutes parts. Il avait beau regarder du côté d’où venaient les boulets, il voyait la fumée blanche de la batterie à une distance énorme, et, au milieu du ronflement égal et continu produit par les coups de canon, il lui semblait entendre des décharges beaucoup plus voisines ; il n’y comprenait rien du tout.

À ce moment, les généraux et l’escorte descendirent dans un petit chemin plein d’eau, qui était à cinq pieds en contre-bas. Le maréchal s’arrêta, et regarda de nouveau avec sa lorgnette. Fabrice, cette fois, put le voir tout à son aise ; il le trouva très blond, avec une grosse tête rouge. Nous n’avons point des figures comme celles-là en Italie, se dit-il. Jamais, moi qui suis si pâle et qui ai des cheveux châtains, je ne serai comme ça, ajoutait-il avec tristesse. Pour lui ces paroles voulaient dire : Jamais je ne serai un héros.

Stendhal, La Chartreuse de Parme, 1839.

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Elizabeth Thompson, « Scotland forever ! » (1881)

L’Astrée

urfe_astree_2Céladon à qui le temps semblait trop long, après avoir fort peu entretenu Malthée, voyant que je n’y allais point, m’appela paresseuse. Enfin ne pouvant plus retarder le moment, j’y fus contrainte, mais, mon Dieu ! quand je m’en souviens, je meurs encor de honte : j’avais les cheveux épars, qui me couvraient presque toute, sur lesquels pour tout ornement je n’avais que la guirlande que le jour auparavant il m’avait donnée.

Quand les autres furent retirées, et qu’il me vit en cet état auprès de lui, je pris bien garde qu’il changea deux ou trois fois de couleur, mais je n’en eusse jamais soupçonné la cause ; de mon côté la honte m’avait teint la joue d’une si vive couleur, qu’il m’a juré depuis ne m’avoir jamais vue si belle, et eût bien voulu qu’il lui eût été permis de demeurer tout le jour en cette contemplation.

Mais craignant d’être découvert, il fut contraint d’abréger son contentement, et voyant que je ne lui disais rien, car la honte me tenait la langue liée : « et quoi, Astrée, me dit-il, croyez-vous votre cause tant avantageuse, que vous n’avez besoin comme les autres, de vous rendre votre juge affectionné ? »

— Je ne doute point, Orithie, lui répondis-je, que je n’aie plus de besoin de séduire mon juge par mes paroles, que Stelle ni Malthée ; mais je sais bien aussi que je leur cède autant en la persuasion qu’en la beauté. De sorte que n’eût été la contrainte à quoi la coutume m’a obligée, je ne fusse jamais venue devant vous pour espérance de gagner le prix.

— Et si vous l’emportez, répondit le berger, qu’est-ce que vous ferez pour moi ?

— Je vous en aurai, lui dis-je, d’autant plus d’obligation, que je crois le mériter moins.

— Et quoi, me répliqua-t-il, vous ne me faites point d’autre offre ?

— Il faut, lui dis-je, que la demande vienne de vous, car je ne vous en saurais faire, qui méritât d’être reçue.

— Jurez-moi, me dit le berger, que vous me donnerez ce que je vous demanderai, et mon jugement sera à votre avantage.

Après que je le lui eus promis, il me demanda de mes cheveux pour en faire un bracelet, ce que je fis, et après les avoir serrés dans un papier, il me dit : « Or, Astrée, je retiendrai ces cheveux pour gage du serment que vous me faites, afin que si vous y contrevenez jamais, je les puisse offrir à la déesse Venus, et lui en demander vengeance.

— Cela, lui répondis-je, est superflu, puis que je suis résolue de n’y manquer jamais ». Alors avec un visage riant, il me dit : « Dieu soit loué, belle Astrée, de ce que mon dessein a réussi si heureusement ; car sachez que ce que vous m’avez promis, c’est de m’aimer plus que personne du monde, et me recevoir pour votre fidèle serviteur, qui suis Céladon, et non pas Orithie, comme vous pensez. Je dis ce Céladon, par qui Amour a voulu rendre preuve que la haine n’est assez forte pour détourner ses effets, puis qu’entre les inimitiés de nos pères, il m’a fait être tellement à vous, que je n’ai point redouté de mourir à la porte de ce temple, pour vous rendre témoignage de mon affection. Jugez, sage Diane, quelle je devins alors ; car amour me défendait de venger ma pudicité, et toutefois la honte m’animait contre l’amour. Enfin après une confuse dispute, il me fut impossible de consentir à moi-même de le faire mourir, puisque l’offense qu’il m’avait faite n’était procédée que de m’aimer trop. Toutefois le connaissant être berger, je ne peux plus longuement demeurer nue devant ses yeux, et sans lui faire autre réponse, je m’en courus vers mes compagnes, que je trouvai déjà presque revêtues. Et reprenant mes habits sans savoir presque ce que je faisais, je m’habillai le plus promptement qu’il me fut possible.

Honoré d’Urfé, L’Astrée, Ière partie, livre IV.

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L’affaire J.-C. Romand

Retrouvez l’émission « Affaires sensibles » sur France Inter consacrée à Jean-Claude Romand.

« C’est l’histoire d’un homme qui a tué sa mère, son père, sa femme et ses deux enfants un soir de janvier 1993. Le lendemain, à Prévessin-Moëns, lieu du drame, le sentiment est indescriptible, d’abord face à l’horreur de la situation, mais aussi autour de cette question : comment cet homme socialement si respectable a-t-il pu en arriver là ? Ce père attentif, ce chercheur à l’OMS, était en fait un mythomane, un menteur professionnel qui a construit son destin autour d’une obsession qu’il s’est évertué à cacher toute sa vie jusqu’à enlever la vie : l’échec d’un examen en fac de médecine. Il n’était ni médecin, ni chercheur, il était un autre qui se faisait passer pour lui : un exemple paroxystique de schizophrénie et de bien d’autres choses encore, que les psychiatres vont disséquer et tenter de comprendre. »

Source : France Inter