Archives de catégorie : Le roman et le récit

Découvrir Nathalie Sarraute

Nathalie Sarraute, née en 1900 et morte en 1999 a écrit une oeuvre qui se confond avec sa vie. De Tropismes à Enfance, c’est à la vie intérieure qu’elle tente de donner forme.


Fragments de vie

Retour dans ce premier volet sur la vie de Nathalie Sarraute. Jean-Yves Tadié directeur de l’édition des Œuvres complètes de Nathalie Sarraute en Pléiade revient pour nous sur l’oeuvre de Nathalie Sarraute et évoque des moments de sa vie.


À l’origine de l’écriture

Nathalie Sarraute cherche à rendre par les mots l’essence des choses, les sensations les plus profondes, ce qu’elle appelle le « primordial ». Dans ce deuxième temps, nous évoquons les spécificités de l’écriture de Nathalie Sarraute en compagnie de l’écrivain Pascale Fautrier.


Mettre en scène l’invisible

Le théâtre de Nathalie Sarraute s’affranchit des personnages et joue des silences. Dans ce troisième volet, Jacques Lassalle qui mit en scène nombre des pièces de Nathalie Sarraute nous parle de ce théâtre si particulier.


Conversations avec Nathalie Sarraute

Nathalie Sarraute dont on connait la « sous conversation » eut de nombreux échanges avec des personnes qui admiraient son travail. Dans ce dernier volet, Rolande Causse et Michèle Gazier nous parlent des conversations qu’elles eurent avec Nathalie Sarraute.

L’honnête homme

Le portrait de l’homme de cour idéal

Je veux que celui-ci soit plus que médiocrement instruit dans les lettres, du moins dans ces études que nous disons d’humanité, et que non seulement il ait connaissance de la langue latine, mais aussi de la grecque, à cause des nombreuses et diverses choses qui sont divinement écrites dans cette langue.
Qu’il pratique les poètes tout aussi bien que les orateurs et les historiens, et qu’il soit encore habile à écrire en vers et en prose, principalement dans notre langue vulgaire (1) ; car outre le contentement que lui-même en recevra, il ne manquera jamais par ce moyen de plaisants entretiens avec les dames, qui, à l’ordinaire, aiment ce genre de choses. Et si, à cause de ses autres occupations, ou parce qu’il a peu étudié, il ne parvient pas à une perfection telle que ses écrits soient dignes de grande louange, qu’il veille à les supprimer, pour ne pas donner à autrui l’occasion de s’en moquer, et qu’il les montre seulement à un ami auquel il puisse se fier.
[…]
En outre, ces études-là le rendront abondant (2) et, comme répondit Aristippe (3) à un tyran, hardi pour parler avec assurance à chacun.
Je veux néanmoins que notre Courtisan retienne bien ce précepte en son esprit qu’en ceci comme en toute autre chose il soit toujours avisé et timide plutôt qu’audacieux, et qu’il se garde de se persuader faussement qu’il sait ce qu’il ne sait pas. Car naturellement nous sommes tous avides de louange bien plus que nous devrions, et nos oreilles aiment mieux la mélodie des paroles qui nous louent, que n’importe quel autre doux chant ou musique ; et pourtant elles sont cause souvent, comme les voix des sirènes, de ce que périssent noyés ceux qui ne se bouchent pas bien les oreilles pour ne pas entendre l’harmonie trompeuse.

Baladera Castiglione, Le Livre du courtisan, 1528, traduction d’Alain Pons.

1. Désigne l’italien par opposition au latin.
2. Éloquent.
3. Aristippe de Cyrène était un philosophe grec disciple de Socrate (435-356 av. J.-C.).

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L’honnête homme et les sociabilités

Suite aux horreurs de la guerre civile, les hommes « bien nés » admettent la nécessité de règles de « bonne conduite » en société. S’instaure alors, par l’intermédiaire de la Cour, des salons et de la littérature, un idéal de comportement social et culturel qui traverse le siècle, l’ »Honnêteté ». Ce modèle est codifié par Faret qui adapte en 1630 le célèbre ouvrage italien de Castiglione Le Courtisan, agrémenté de réflexions empruntées à Montaigne.

L’honnête homme récupère les vertus héroïques : bon guerrier, bon amant, morale chrétienne. S’y ajoute la maîtrise de soi, la capacité de s’adapter à la société mondaine et d’y briller par la conversation, l’ouverture d’esprit, le sens de la mesure. Il doit se montrer tolérant et ne pas choquer, ni même ennuyer. Pour cela il lui faut éviter de faire montre de trop d’érudition (il serait alors pédant). En revanche il doit posséder une culture générale suffisante pour pouvoir deviser avec tous. Sensible aux nuances (c’est l’esprit de « finesse ») il est aussi lucide sur les faiblesses humaines.

Sous Louis XIV, le modèle évolue vers un nouveau type, peint par le chevalier de Méré. Courtisan, il est surtout soucieux de plaire au roi. L’apparence et la mondanité l’emporte et triomphe le « bel esprit » : légèreté et virtuosité.

L’honnêteté n’a pas tant été considérée comme une qualité que comme « l’abrégé de toutes les autres ». Elle amène également un état d’esprit différent qui va à l’encontre de la société traditionnelle. En effet, l’honnête homme le devient par ses propres mérites, et non par naissance. En cela, elle préfigure les Lumières.

Quelques textes importants :

  • Nicolas Faret, L’Honnête Homme ou l’art de plaire à la Cour (1630).
  • François de Grenaille, L’honnête fille (1639) – L’honnête garçon (1642).
  • Guez de Balzac, Aristippe ou de la Cour (1658).
  • Mademoiselle de Scudéry, La morale du monde ou Conversations (1680-1692).
  • Chevalier de Méré, Conversations (1668) – Discours (1677) – Lettres (1682) – De la vraie honnêteté (posth., 1700).

Source : gallica.bnf.

Le mythe de Sisyphe

Les dieux avaient condamné Sisyphe à rouler sans cesse un rocher jusqu’au sommet d’une montagne d’où la pierre retombait par son propre poids. Ils avaient pensé avec quelque raison qu’il n’est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir.

Si l’on en croit Homère, Sisyphe était le plus sage et le plus prudent des mortels. Selon une autre tradition cependant, il inclinait au métier de brigand. Je n’y vois pas de contradiction. Les opinions diffèrent sur les motifs qui lui valurent d’être le travailleur inutile des enfers. On lui reproche d’abord quelque légèreté avec les dieux. Il livra leurs secrets. Égine, fille d’Asope, fut enlevée par Jupiter. Le père s’étonna de cette disparition et s’en plaignit à Sisyphe. Lui, qui avait connaissance de l’enlèvement, offrit à Asope de l’en instruire, à la condition qu’il donnerait de l’eau à la citadelle de Corinthe. Aux foudres célestes, il préféra la bénédiction de l’eau. Il en fut puni dans les Enfers. Homère nous raconte aussi que Sisyphe avait enchaîné la Mort. Pluton ne put supporter le spectacle de son empire désert et silencieux. Il dépêcha le dieu de la guerre qui délivra la Mort des mains de son vainqueur.

On dit encore que Sisyphe étant près de mourir voulut imprudemment éprouver l’amour de sa femme. Il lui ordonna de jeter son corps sans sépulture au milieu de la place publique. Sisyphe se retrouva dans les Enfers. Et là, irrité d’une obéissance si contraire à l’amour humain, il obtint de Pluton la permission de retourner sur la terre pour châtier sa femme. Mais quand il eut de nouveau revu le visage de ce monde, goûté l’eau et te soleil, les pierres chaudes et la mer, il ne voulut plus retourner dans l’ombre infernale. Les rappels, les colères et les avertissements n’y firent rien. Bien des années encore, il vécut devant la courbe du golfe, la mer éclatante et les sourires de la terre. Il fallut un arrêt des dieux. Mercure vint saisir l’audacieux au collet et l’ôtant à ses joies, le ramena de force aux enfers où son rocher était tout prêt.

On a compris déjà que Sisyphe est le héros absurde. Il l’est autant par ses passions que par son tourment. Son mépris des dieux, sa haine de la mort et sa passion pour la vie, lui ont valu ce supplice indicible où tout l’être s’emploie à ne rien achever. C’est le prix qu’il faut payer pour les passions de cette terre. On ne nous dit rien sur Sisyphe aux Enfers. Les mythes sont faits pour que l’imagination les anime. Pour celui-ci on voit seulement tout l’effort d’un corps tendu pour soulever l’énorme pierre, la rouler et l’aider à gravir une pente cent fois recommencée ; on voit le visage crispé, la joue collée contre la pierre, le secours d’une épaule qui reçoit la masse couverte de glaise, d’un pied qui la cale, la reprise à bout de bras, la sûreté tout humaine de deux mains pleines de terre. Tout au bout de ce long effort mesuré par l’espace sans ciel et le temps sans profondeur, le but est atteint. Sisyphe regarde alors la pierre dévaler en quelques instants vers ce monde inférieur d’où il faudra la remonter vers les sommets. Il redescend dans la plaine.

C’est pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe m’intéresse. Un visage qui peine si près des pierres est déjà pierre lui-même ! Je vois cet homme redescendre d’un pas lourd mais égal vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin. Cette heure qui est comme une respiration et qui revient aussi sûrement que son malheur, cette heure est celle de la conscience. À chacun de ces instants, où il quitte les sommets et s’enfonce peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son destin. Il est plus fort que son rocher.

Si ce mythe est tragique, c’est que son héros est conscient. Où serait en effet sa peine, si à chaque pas l’espoir de réussir le soutenait ? L’ouvrier d’aujourd’hui travaille, tous les jours de sa vie, aux mêmes tâches et ce destin n’est pas moins absurde. Mais il n’est tragique qu’aux rares moments où il devient conscient. Sisyphe, prolétaire des dieux, impuissant et révolté, connaît toute l’étendue de sa misérable condition : c’est à elle qu’il pense pendant sa descente. La clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du même coup sa victoire. Il n’est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris.

Si la descente ainsi se fait certains jours dans la douleur, elle peut se faire aussi dans la joie. Ce mot n’est pas de trop. J’imagine encore Sisyphe revenant vers son rocher, et la douleur était au début. Quand les images de la terre tiennent trop fort au souvenir, quand l’appel du bonheur se fait trop pressant, il arrive que la tristesse se lève au coeur de l’homme : c’est la victoire du rocher, c’est le rocher lui-même. L’immense détresse est trop lourde à porter. Ce sont nos nuits de Gethsémani. Mais les vérités écrasantes périssent d’être reconnues. Ainsi, Œdipe obéit d’abord au destin sans le savoir. À partir du moment où il sait, sa tragédie commence. Mais dans le même instant, aveugle et désespéré, il reconnaît que le seul lien qui le rattache au monde, c’est la main fraîche d’une jeune fille. Une parole démesurée retentit alors : « Malgré tant d’épreuves, mon âge avancé et la grandeur de mon âme me font juger que tout est bien. » L’Œdipe de Sophocle, comme le Kirilov de Dostoïevsky, donne ainsi la formule de la victoire absurde. La sagesse antique rejoint l’héroïsme moderne.

On ne découvre pas l’absurde sans être tenté d’écrire quelque manuel du bonheur. « Eh ! quoi, par des voies si étroites… ? » Mais il n’y a qu’un monde. Le bonheur et l’absurde sont deux fils de la même terre. Ils sont inséparables. L’erreur serait de dire que le bonheur naît forcément de la découverte absurde. Il arrive aussi bien que le sentiment de l’absurde naisse du bonheur. « Je juge que tout est bien », dit Œdipe, et cette parole est sacrée. Elle retentit dans l’univers farouche et limité de l’homme. Elle enseigne que tout n’est pas, n’a pas été épuisé. Elle chasse de ce monde un dieu qui y était entré avec l’insatisfaction et le goût des douleurs inutiles. Elle fait du destin une affaire d’homme, qui doit être réglée entre les hommes.

Toute la joie silencieuse de Sisyphe est là. Son destin lui appartient. Son rocher est sa chose. De même, l’homme absurde, quand il contemple son tourment, fait taire toutes les idoles. Dans l’univers soudain rendu à son silence, les mille petites voix émerveillées de la terre s’élèvent. Appels inconscients et secrets, invitations de tous les visages, ils sont l’envers nécessaire et le prix de la victoire. Il n’y a pas de soleil sans ombre, et il faut connaître la nuit. L’homme absurde dit oui et son effort n’aura plus de cesse. S’il y a un destin personnel, il n’y a point de destinée supérieure ou du moins il n’en est qu’une dont il juge qu’elle est fatale et méprisable. Pour le reste, il se sait le maître de ses jours. À cet instant subtil où l’homme se retourne sur sa vie, Sisyphe, revenant vers son rocher, contemple cette suite d’actions sans lien qui devient son destin, créé par lui, uni sous le regard de sa mémoire et bientôt scellé par sa mort. Ainsi, persuadé de l’origine tout humaine de tout ce qui est humain, aveugle qui désire voir et qui sait que la nuit n’a pas de fin, il est toujours en marche. Le rocher roule encore.

Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. »

Le Mythe de Sisyphe, Albert Camus, Œuvres complètes, t.1, pp. 301-304.

Le Père Goriot

pere_goriotVoilà le carrefour de la vie, jeune homme, choisissez. Vous avez déjà choisi : vous êtes allé chez notre cousine de Beauséant, et vous y avez flairé le luxe. Vous êtes allé chez madame de Restaud, la fille du père Goriot, et vous y avez flairé la Parisienne. Ce jour-là vous êtes revenu avec un mot écrit sur votre front, et que j’ai bien su lire : Parvenir ! parvenir à tout prix. Bravo ! ai-je dit, voilà un gaillard qui me va. Il vous a fallu de l’argent. Où en prendre ? Vous avez saigné vos sœurs. Tous les frères flouent plus ou moins leurs sœurs. Vos quinze cents francs arrachés, Dieu sait comme ! dans un pays où l’on trouve plus de châtaignes que de pièces de cent sous, vont filer comme des soldats à la maraude. Après, que ferez-vous ? vous travaillerez ? Le travail, compris comme vous le comprenez en ce moment, donne, dans les vieux jours, un appartement chez maman Vauquer à des gars de la force de Poiret. Une rapide fortune est le problème que se proposent de résoudre en ce moment cinquante mille jeunes gens qui se trouvent tous dans votre position. Vous êtes une unité de ce nombre-là. Jugez des efforts que vous avez à faire et de l’acharnement du combat. Il faut vous manger les uns les autres comme des araignées dans un pot, attendu qu’il n’y a pas cinquante mille bonnes places. Savez-vous comment on fait son chemin ici ? par l’éclat du génie ou par l’adresse de la corruption. Il faut entrer dans cette masse d’hommes comme un boulet de canon, ou s’y glisser comme une peste. L’honnêteté ne sert à rien. pere_goriot2L’on plie sous le pouvoir du génie, on le hait, on tâche de le calomnier, parce qu’il prend sans partager ; mais on plie s’il persiste ; en un mot, on l’adore à genoux quand on n’a pas pu l’enterrer sous la boue. La corruption est en force, le talent est rare. Ainsi, la corruption est l’arme de la médiocrité qui abonde, et vous en sentirez partout la pointe. Vous verrez des femmes dont les maris ont six mille francs d’appointements pour tout potage, et qui dépensent plus de dix mille francs à leur toilette. Vous verrez des employés à douze cents francs acheter des terres. Vous verrez des femmes se prostituer pour aller dans la voiture du fils d’un pair de France, qui peut courir à Longchamp sur la chaussée du milieu. Vous avez vu le pauvre bêta de père Goriot obligé de payer la lettre de change endossée par sa filles, dont le mari a cinquante mille livres de rente. Je vous défie de faire deux pas dans Paris sans rencontrer des manigances infernales. Je parierais ma tête contre un pied de cette salade que vous donnerez dans un guêpier chez la première femme qui vous plaira, fût-elle riche, belle et jeune. Toutes sont bricolées par les lois, en guerre avec leurs maris à propos de tout. Je n’en finirais pas s’il fallait vous expliquer les trafics qui se font pour des amants, pour des chiffons, pour des enfants, pour le ménage ou pour la vanité, rarement par vertu, soyez-en sûr. Aussi l’honnête homme est-il l’ennemi commun. Mais que croyez-vous que soit l’honnête homme ? À Paris, l’honnête homme est celui qui se tait, et refuse de partager. Je ne vous parle pas de ces pauvres ilotes qui partout font la besogne sans être jamais récompensés de leurs travaux, et que je nomme la confrérie des savates du bon Dieu. Certes, là est la vertu dans toute la fleur de sa bêtise, mais là est la misère. Je vois d’ici la grimace de ces braves gens si Dieu nous faisait la mauvaise plaisanterie de s’absenter au jugement dernier. Si donc vous voulez promptement la fortune, il faut être déjà riche ou le paraître. Pour s’enrichir, il s’agit ici de jouer de grands coups ; autrement on carotte, et votre serviteur ! Si dans les cent professions que vous pouvez embrasser, il se rencontre dix hommes qui réussissent vite, le public les appelle des voleurs. Tirez vos conclusions. Voilà la vie telle qu’elle est. Ça n’est pas plus beau que la cuisine, ça pue tout autant, et il faut se salir les mains si l’on veut fricoter ; sachez seulement vous bien débarbouiller : là est toute la morale de notre époque.

Honoré de Balzac, Le Père Goriot, 1835