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Discours sur la peine de mort

Le premier de tous les combats de Victor Hugo – le plus long, le plus constant, le plus fervent – est sans doute celui qu’il mène contre la peine de mort. Dès l’enfance, il est fortement impressionné par la vision d’un condamné conduit à l’échafaud, sur une place de Burgos, puis, à l’adolescence, par les préparatifs du bourreau dressant la guillotine en place de Grève. Hanté par ce « meurtre judiciaire », il va tenter toute sa vie d’infléchir l’opinion en décrivant l’horreur de l’exécution, sa barbarie, en démontrant l’injustice (les vrais coupables sont la misère et l’ignorance) et l’inefficacité du châtiment. Utilisant tour à tour sa notoriété d’écrivain et son statut d’homme politique, il met son éloquence au service de cette cause, à travers romans, poèmes, témoignages devant les tribunaux, plaidoiries, discours et votes à la Chambre des pairs, à l’Assemblée puis au Sénat, articles dans la presse européenne et lettres d’intervention en faveur de condamnés. (Source : BNF)

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Messieurs, une constitution, et surtout une constitution faite par la France et pour la France, est nécessairement un pas dans la civilisation. Si elle n’est point un pas dans la civilisation, elle n’est rien.

Eh bien, songez-y, qu’est-ce que la peine de mort ? La peine de mort est le signe spécial et éternel de la barbarie. Partout où la peine de mort est prodiguée, la barbarie domine ; partout où la peine de mort est rare, la civilisation règne.

Messieurs, ce sont là des faits incontestables. L’adoucissement de la pénalité est un grand et sérieux progrès. Le XVIIIème siècle, c’est là une partie de sa gloire, a aboli la torture ; le XIXème siècle abolira la peine de mort.

Vous ne l’abolirez pas peut-être aujourd’hui ; mais n’en doutez pas, demain vous l’abolirez, ou vos successeurs l’aboliront. Vous écrivez en tête du préambule de votre constitution : « En présence de Dieu », et vous commenceriez par lui dérober, à ce Dieu, ce droit qui n’appartient qu’à lui, le droit de vie et de mort ?

Messieurs, il y a trois choses qui sont à Dieu et qui n’appartiennent pas à l’homme : l’irrévocable, l’irréparable, l’indissoluble. Malheur à l’homme s’il les introduit dans lois. Tôt ou tard elles font plier la société sous leur poids, elles dérangent l’équilibre nécessaire des lois et des moeurs, elles ôtent à la justice humaine ses proportions ; et alors il arrive ceci, réfléchissez-y, messieurs, que la loi épouvante la conscience.

Je suis monté à cette tribune pour vous dire un seul mot, un mot décisif, selon moi, ce mot, le voici. Après Février, le peuple eut une grande pensée : le lendemain du jour où il avait brûlé le trône, il voulut brûler l’échafaud. Ceux qui agissaient sur son esprit alors ne furent pas, je le regrette profondément, à la hauteur de son grand cœur. On l’empêcha d’exécuter cette idée sublime.

Eh bien, dans le premier article de la constitution que vous votez, vous venez de consacrer la première pensée du peuple, vous avez renversé le trône. Maintenant consacrez l’autre, renversez l’échafaud.

Je vote pour l’abolition pure, simple et définitive, de la peine de mort.

 Victor Hugo, Discours devant l’Assemblée constituante, 15 septembre 1848.

Discours sur la misère

À la demande et sous la conduite de l’économiste Adolphe Blanqui, qui vient de publier une terrible enquête sur les classes ouvrières en 1848, Victor Hugo, accompagné de médecins et de quelques autres « autorités », se rend en février 1851 à Lille, afin de constater sur place les conditions de logement des ouvriers de l’industrie textile, décrites par Blanqui dans son rapport. Il est horrifié par ce qu’il découvre : chaque famille vit et travaille à domicile dans des conditions épouvantables, entassée dans des caves insalubres. À son retour, Hugo rédige pour l’Assemblée un discours, relatant avec force détails sa visite, citant « les premiers faits venus, ceux que le hasard nous a donnés dans une visite qui n’a duré que quelques heures. Ces faits ont au plus haut degré tout le caractère d’une moyenne. Ils sont horribles ». Ce discours, il ne le prononcera pas, mais il l’utilisera plus tard pour un poème de Châtiments, « Joyeuse vie ». (source : BNF)

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« Je vous dénonce la misère, qui est le fléau d’une classe et le péril de toutes !
Je vous dénonce la misère qui n’est pas seulement la souffrance de l’individu,
qui est la ruine de la société, la misère qui a fait les jacqueries […], qui a fait juin 1848. »

Figurez-vous ces caves dont rien de ce que je vous ai dit ne peut donner l’idée ; figurez-vous ces cours qu’ils appellent des courettes, resserrées entre de hautes masures, sombres, humides, glaciales, méphitiques, pleines de miasmes stagnants, encombrées d’immondices, les fosses d’aisances à côté des puits !

Hé mon Dieu ! ce n’est pas le moment de chercher des délicatesses de langage !

Figurez-vous ces maisons, ces masures habitées du haut en bas, jusque sous terre, les eaux croupissantes filtrant à travers les pavés dans ces tanières où il y a des créatures humaines. Quelquefois jusqu’à dix familles dans une masure, jusqu’à dix personnes dans une chambre, jusqu’à cinq ou six dans un lit, les âges et les sexes mêlés, les greniers aussi hideux que les caves, des galetas où il entre assez de froid pour grelotter et pas assez d’air pour respirer !

Je demandais à une femme de la rue du Bois-Saint-Sauveur : Pourquoi n’ouvrez-vous pas les fenêtres ? Elle m’a répondu : — Parce que les châssis sont pourris et qu’ils nous resteraient dans les mains. J’ai insisté : — Vous ne les ouvrez donc jamais ? — Jamais, monsieur ! Figurez-vous la population maladive et étiolée, des spectres au seuil des portes, la virilité retardée, la décrépitude précoce, des adolescents qu’on prend pour des enfants, de jeunes mères qu’on prend pour de vieilles femmes, les scrofules, le rachis, l’ophtalmie, l’idiotisme, une indigence inouïe, des haillons partout, on m’a montré comme une curiosité une femme qui avait des boucles d’oreilles d’argent ! Et au milieu de tout cela le travail sans relâche, le travail acharné, pas assez d’heures de sommeil, le travail de l’homme, le travail de la femme, le travail de l’âge mûr, le travail de la vieillesse, le travail de l’enfance, le travail de l’infirme, et souvent pas de pain, et souvent pas de feu, et cette femme aveugle, entre ses deux enfants dont l’un est mort et l’autre va mourir, et ce filetier phtisique agonisant, et cette mère épileptique qui a trois enfants et qui gagne trois sous par jour ! Figurez-vous tout cela et si vous vous récriez, et si vous doutez, et si vous niez… Ah ! Vous niez ! Eh bien, dérangez-vous quelques heures, venez avec nous, incrédules, et nous vous ferons voir de vos yeux, toucher de vos mains, les plaies, les plaies saignantes de ce Christ qu’on appelle le peuple !

 Victor Hugo, Discours à l’Assemblée nationale, 30 juin 1850.

Le Loup et l’Agneau

Ésope, Fables, VIe siècle av. J.-C.

Un loup avisa un agneau qui s’abreuvait à une rivière, et voulut avancer un prétexte captieux pour s’en régaler.
Il alla donc se poster en amont, puis l’accusa d’agiter la vase, l’empêchant ainsi de boire. L’agneau objecta qu’il ne buvait que du bout des lèvres, et qu’il lui était d’ailleurs impossible, étant en aval, de troubler l’eau en amont. Voyant que son grief faisait long feu, le loup reprit : « Mais l’an dernier, tu as insulté mon père ! » L’agneau rétorqua qu’à l’époque, il n’était même pas né.
Alors le loup : « Tu ne manques peut-être pas d’arguments pour ta défense, mais je ne t’en mangerai pas moins ». La fable montre que face à des gens résolus à se montrer iniques, le plus juste plaidoyer reste sans effet.

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Phèdre, Les Fables, Ier siècle av. J.-C.

Au même ruisseau la soif avait entraîné
Le loup et l’agneau. Le loup était en amont,
L’agneau, loin en contrebas. Mû par sa voracité,
Le brigand sans scrupules se mit à lui chercher noise :
« Pourquoi donc as-tu, dit-il, rendu l’eau troublée
Au moment où je buvais ? » Le porte-laine, tremblant :
« Dis-moi, loup, comment je peux être cause de tes maux
Puisque le courant descend de toi jusqu’à moi ? »
Le loup, confondu par un argument si fort,
Reprit : « voilà plus de six mois, tu as médit de moi.
— Moi ? répondit l’agneau, mais je n’étais pas né.
— Alors, morbleu, c’est ton père qui a médit de moi »
Il le prit, le mit en pièces, une injuste mise à mort.
La fable fut écrite pour ces sortes de gens
Qui, sous de vains prétextes, oppriment l’innocent.


La Fontaine, Fables, livre I, fable 10

La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l’allons montrer tout à l’heure.
Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d’une onde pure.
Un Loup survient à jeun, qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
« Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
— Sire, répond l’Agneau, que Votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu’elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d’Elle ;
Et que par conséquent, en aucune façon
Je ne puis troubler sa boisson.
— Tu la troubles, reprit cette bête cruelle ;
Et je sais que de moi tu médis l’an passé.
— Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ?
Reprit l’Agneau ; je tette encor ma mère
— Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
— Je n’en ai point. — C’est donc l’un des tiens ;
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous, vos Bergers et vos Chiens.
On me l’a dit : il faut que je me venge. »
Là-dessus, au fond des forêts
Le Loup l’emporte et puis le mange,
Sans autre forme de procès.

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Aurélien Scholl, Les Fables de La Fontaine filtrées, 1885

Après quoi, pris de somnolence,
Le Loup se coucha tout du long
Dans un vallon
Afin de cuver sa pitance.
Mais, comme il avait trop mangé,
Il ne fut pas longtemps sans être dérangé.
La tête lui tournait, il était à la gêne,
Et, s’appuyant sur le tronc d’un arbre,
Quoi qu’il fît pour se retenir,
Il se mit bientôt à vomir.
Au beau milieu de sa nausée,
Survient le fermier du château.
À la bête mal avisée :
— Qu’as-tu fait, dit-il, de l’Agneau ?
— Connais pas, fit le Loup d’une voix chevrotante.
— Tu m’en as pris deux, l’an passé.
— Comment l’aurais-je fait, si je n’étais pas né ?
— Si ce n’est toi, c’est donc ta tante ?
Là dessus, à coup de bâton,
Le fermier dépêche à Pluton
Cette bête trop arrogante.
Comme les conquérants aux trésors mal acquis,
L’estomac, quoiqu’il veuille attendre,
Est souvent obligé de rendre
Ce qu’il a pris.


Raymond Queneau, Battre la campagne, 1967

« L’Agneau et le Loup »

Dans le buisson broute un loup
un loup de la belle espèce
il boit aussi l’eau claire
du ru pur

un agneau vient à passer
un agneau de la belle espèce
pourquoi, dit-il, troubler
mon ru pur ?

le loup voudrait bien s’en aller
la queue entre les jambes
mais l’agneau se met à cogner
près du ru pur

Il coule un peu de sang sur l’herbe
le loup s’enfuit l’agneau triomphe
pisse alors dans l’H20
du ru pur

j’ai composé cette fable
au fond d’une forêt profonde
en trempant mes pieds dans l’onde
d’un ru pur.

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Pierre Perret, « Le Loup et l’Agneau en argot », 1994

Sur le vaste échiquier de not’ mond’ de misère
Un agnelet nature qui tétait l’onde claire
Se gourait pas un poil éclusant la lancequine
Qu’un loup l’cherchait partout pour en faire un Tajine.

— Viens ici p’tit loubard, qui t’a filé l’condé
De tremper ton gros blair dans mon sirop d’ablette ?
— Mais sire, je savais pas, j’en ai sifflé qu’un dé
Ce n’est pas pour si peu que vous m’faites la courette ?

Le loup à toute bubure enjambe le cresson
Poursuivant l’innocent qui a plus un poil de sec.
Le loup certes est plus fort, mais en guise de leçon
On verra qu’un teigneux peut tomber sur un bec.

Finalement comme chez nous, y a des moutons bêlants
Y a des faibles et des forts, y a des noirs et des blancs…
Le roi, lui, il s’en tape, il est pas dans l’troupeau
Il compte en s’endormant ceux qui paient des impôts.

Moralité :
Tuer un p’tit agneau sans défense ?
… C’est bien laid…
Mais c’est pas dégueulasse avec des flageolets !

L’honnête homme

Le portrait de l’homme de cour idéal

Je veux que celui-ci soit plus que médiocrement instruit dans les lettres, du moins dans ces études que nous disons d’humanité, et que non seulement il ait connaissance de la langue latine, mais aussi de la grecque, à cause des nombreuses et diverses choses qui sont divinement écrites dans cette langue.
Qu’il pratique les poètes tout aussi bien que les orateurs et les historiens, et qu’il soit encore habile à écrire en vers et en prose, principalement dans notre langue vulgaire (1) ; car outre le contentement que lui-même en recevra, il ne manquera jamais par ce moyen de plaisants entretiens avec les dames, qui, à l’ordinaire, aiment ce genre de choses. Et si, à cause de ses autres occupations, ou parce qu’il a peu étudié, il ne parvient pas à une perfection telle que ses écrits soient dignes de grande louange, qu’il veille à les supprimer, pour ne pas donner à autrui l’occasion de s’en moquer, et qu’il les montre seulement à un ami auquel il puisse se fier.
[…]
En outre, ces études-là le rendront abondant (2) et, comme répondit Aristippe (3) à un tyran, hardi pour parler avec assurance à chacun.
Je veux néanmoins que notre Courtisan retienne bien ce précepte en son esprit qu’en ceci comme en toute autre chose il soit toujours avisé et timide plutôt qu’audacieux, et qu’il se garde de se persuader faussement qu’il sait ce qu’il ne sait pas. Car naturellement nous sommes tous avides de louange bien plus que nous devrions, et nos oreilles aiment mieux la mélodie des paroles qui nous louent, que n’importe quel autre doux chant ou musique ; et pourtant elles sont cause souvent, comme les voix des sirènes, de ce que périssent noyés ceux qui ne se bouchent pas bien les oreilles pour ne pas entendre l’harmonie trompeuse.

Baladera Castiglione, Le Livre du courtisan, 1528, traduction d’Alain Pons.

1. Désigne l’italien par opposition au latin.
2. Éloquent.
3. Aristippe de Cyrène était un philosophe grec disciple de Socrate (435-356 av. J.-C.).

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L’honnête homme et les sociabilités

Suite aux horreurs de la guerre civile, les hommes « bien nés » admettent la nécessité de règles de « bonne conduite » en société. S’instaure alors, par l’intermédiaire de la Cour, des salons et de la littérature, un idéal de comportement social et culturel qui traverse le siècle, l’ »Honnêteté ». Ce modèle est codifié par Faret qui adapte en 1630 le célèbre ouvrage italien de Castiglione Le Courtisan, agrémenté de réflexions empruntées à Montaigne.

L’honnête homme récupère les vertus héroïques : bon guerrier, bon amant, morale chrétienne. S’y ajoute la maîtrise de soi, la capacité de s’adapter à la société mondaine et d’y briller par la conversation, l’ouverture d’esprit, le sens de la mesure. Il doit se montrer tolérant et ne pas choquer, ni même ennuyer. Pour cela il lui faut éviter de faire montre de trop d’érudition (il serait alors pédant). En revanche il doit posséder une culture générale suffisante pour pouvoir deviser avec tous. Sensible aux nuances (c’est l’esprit de « finesse ») il est aussi lucide sur les faiblesses humaines.

Sous Louis XIV, le modèle évolue vers un nouveau type, peint par le chevalier de Méré. Courtisan, il est surtout soucieux de plaire au roi. L’apparence et la mondanité l’emporte et triomphe le « bel esprit » : légèreté et virtuosité.

L’honnêteté n’a pas tant été considérée comme une qualité que comme « l’abrégé de toutes les autres ». Elle amène également un état d’esprit différent qui va à l’encontre de la société traditionnelle. En effet, l’honnête homme le devient par ses propres mérites, et non par naissance. En cela, elle préfigure les Lumières.

Quelques textes importants :

  • Nicolas Faret, L’Honnête Homme ou l’art de plaire à la Cour (1630).
  • François de Grenaille, L’honnête fille (1639) – L’honnête garçon (1642).
  • Guez de Balzac, Aristippe ou de la Cour (1658).
  • Mademoiselle de Scudéry, La morale du monde ou Conversations (1680-1692).
  • Chevalier de Méré, Conversations (1668) – Discours (1677) – Lettres (1682) – De la vraie honnêteté (posth., 1700).

Source : gallica.bnf.

Le mythe de Sisyphe

Les dieux avaient condamné Sisyphe à rouler sans cesse un rocher jusqu’au sommet d’une montagne d’où la pierre retombait par son propre poids. Ils avaient pensé avec quelque raison qu’il n’est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir.

Si l’on en croit Homère, Sisyphe était le plus sage et le plus prudent des mortels. Selon une autre tradition cependant, il inclinait au métier de brigand. Je n’y vois pas de contradiction. Les opinions diffèrent sur les motifs qui lui valurent d’être le travailleur inutile des enfers. On lui reproche d’abord quelque légèreté avec les dieux. Il livra leurs secrets. Égine, fille d’Asope, fut enlevée par Jupiter. Le père s’étonna de cette disparition et s’en plaignit à Sisyphe. Lui, qui avait connaissance de l’enlèvement, offrit à Asope de l’en instruire, à la condition qu’il donnerait de l’eau à la citadelle de Corinthe. Aux foudres célestes, il préféra la bénédiction de l’eau. Il en fut puni dans les Enfers. Homère nous raconte aussi que Sisyphe avait enchaîné la Mort. Pluton ne put supporter le spectacle de son empire désert et silencieux. Il dépêcha le dieu de la guerre qui délivra la Mort des mains de son vainqueur.

On dit encore que Sisyphe étant près de mourir voulut imprudemment éprouver l’amour de sa femme. Il lui ordonna de jeter son corps sans sépulture au milieu de la place publique. Sisyphe se retrouva dans les Enfers. Et là, irrité d’une obéissance si contraire à l’amour humain, il obtint de Pluton la permission de retourner sur la terre pour châtier sa femme. Mais quand il eut de nouveau revu le visage de ce monde, goûté l’eau et te soleil, les pierres chaudes et la mer, il ne voulut plus retourner dans l’ombre infernale. Les rappels, les colères et les avertissements n’y firent rien. Bien des années encore, il vécut devant la courbe du golfe, la mer éclatante et les sourires de la terre. Il fallut un arrêt des dieux. Mercure vint saisir l’audacieux au collet et l’ôtant à ses joies, le ramena de force aux enfers où son rocher était tout prêt.

On a compris déjà que Sisyphe est le héros absurde. Il l’est autant par ses passions que par son tourment. Son mépris des dieux, sa haine de la mort et sa passion pour la vie, lui ont valu ce supplice indicible où tout l’être s’emploie à ne rien achever. C’est le prix qu’il faut payer pour les passions de cette terre. On ne nous dit rien sur Sisyphe aux Enfers. Les mythes sont faits pour que l’imagination les anime. Pour celui-ci on voit seulement tout l’effort d’un corps tendu pour soulever l’énorme pierre, la rouler et l’aider à gravir une pente cent fois recommencée ; on voit le visage crispé, la joue collée contre la pierre, le secours d’une épaule qui reçoit la masse couverte de glaise, d’un pied qui la cale, la reprise à bout de bras, la sûreté tout humaine de deux mains pleines de terre. Tout au bout de ce long effort mesuré par l’espace sans ciel et le temps sans profondeur, le but est atteint. Sisyphe regarde alors la pierre dévaler en quelques instants vers ce monde inférieur d’où il faudra la remonter vers les sommets. Il redescend dans la plaine.

C’est pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe m’intéresse. Un visage qui peine si près des pierres est déjà pierre lui-même ! Je vois cet homme redescendre d’un pas lourd mais égal vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin. Cette heure qui est comme une respiration et qui revient aussi sûrement que son malheur, cette heure est celle de la conscience. À chacun de ces instants, où il quitte les sommets et s’enfonce peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son destin. Il est plus fort que son rocher.

Si ce mythe est tragique, c’est que son héros est conscient. Où serait en effet sa peine, si à chaque pas l’espoir de réussir le soutenait ? L’ouvrier d’aujourd’hui travaille, tous les jours de sa vie, aux mêmes tâches et ce destin n’est pas moins absurde. Mais il n’est tragique qu’aux rares moments où il devient conscient. Sisyphe, prolétaire des dieux, impuissant et révolté, connaît toute l’étendue de sa misérable condition : c’est à elle qu’il pense pendant sa descente. La clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du même coup sa victoire. Il n’est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris.

Si la descente ainsi se fait certains jours dans la douleur, elle peut se faire aussi dans la joie. Ce mot n’est pas de trop. J’imagine encore Sisyphe revenant vers son rocher, et la douleur était au début. Quand les images de la terre tiennent trop fort au souvenir, quand l’appel du bonheur se fait trop pressant, il arrive que la tristesse se lève au coeur de l’homme : c’est la victoire du rocher, c’est le rocher lui-même. L’immense détresse est trop lourde à porter. Ce sont nos nuits de Gethsémani. Mais les vérités écrasantes périssent d’être reconnues. Ainsi, Œdipe obéit d’abord au destin sans le savoir. À partir du moment où il sait, sa tragédie commence. Mais dans le même instant, aveugle et désespéré, il reconnaît que le seul lien qui le rattache au monde, c’est la main fraîche d’une jeune fille. Une parole démesurée retentit alors : « Malgré tant d’épreuves, mon âge avancé et la grandeur de mon âme me font juger que tout est bien. » L’Œdipe de Sophocle, comme le Kirilov de Dostoïevsky, donne ainsi la formule de la victoire absurde. La sagesse antique rejoint l’héroïsme moderne.

On ne découvre pas l’absurde sans être tenté d’écrire quelque manuel du bonheur. « Eh ! quoi, par des voies si étroites… ? » Mais il n’y a qu’un monde. Le bonheur et l’absurde sont deux fils de la même terre. Ils sont inséparables. L’erreur serait de dire que le bonheur naît forcément de la découverte absurde. Il arrive aussi bien que le sentiment de l’absurde naisse du bonheur. « Je juge que tout est bien », dit Œdipe, et cette parole est sacrée. Elle retentit dans l’univers farouche et limité de l’homme. Elle enseigne que tout n’est pas, n’a pas été épuisé. Elle chasse de ce monde un dieu qui y était entré avec l’insatisfaction et le goût des douleurs inutiles. Elle fait du destin une affaire d’homme, qui doit être réglée entre les hommes.

Toute la joie silencieuse de Sisyphe est là. Son destin lui appartient. Son rocher est sa chose. De même, l’homme absurde, quand il contemple son tourment, fait taire toutes les idoles. Dans l’univers soudain rendu à son silence, les mille petites voix émerveillées de la terre s’élèvent. Appels inconscients et secrets, invitations de tous les visages, ils sont l’envers nécessaire et le prix de la victoire. Il n’y a pas de soleil sans ombre, et il faut connaître la nuit. L’homme absurde dit oui et son effort n’aura plus de cesse. S’il y a un destin personnel, il n’y a point de destinée supérieure ou du moins il n’en est qu’une dont il juge qu’elle est fatale et méprisable. Pour le reste, il se sait le maître de ses jours. À cet instant subtil où l’homme se retourne sur sa vie, Sisyphe, revenant vers son rocher, contemple cette suite d’actions sans lien qui devient son destin, créé par lui, uni sous le regard de sa mémoire et bientôt scellé par sa mort. Ainsi, persuadé de l’origine tout humaine de tout ce qui est humain, aveugle qui désire voir et qui sait que la nuit n’a pas de fin, il est toujours en marche. Le rocher roule encore.

Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. »

Le Mythe de Sisyphe, Albert Camus, Œuvres complètes, t.1, pp. 301-304.