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Jean Lorrain

Quelques repères biographiques

Jean Lorrain

Jean Lorrain est né à Fécamp le 9 août 1855 sous le nom de Paul Duval et mort à Paris en 1906. Il se fait un nom grâce aux premiers articles corrosifs qu’il publie en tant que journaliste au Chat Noir et au Décadent, avant de devenir un chroniqueur mondain et souvent cruel dans des journaux à la mode tels que L’Écho de Paris. Il est l’auteur d’une œuvre qui a marqué son époque et qui est représentative de l’esprit « fin de siècle » qui est lié au déclin de la société (suite à la défaite française face à la Prusse en 1871).

Quelques œuvres variées dont Jean Lorrain est l’auteur :

  • 1882 : Le Sang des Dieux (poésie)
  • 1886 : Très Russe (roman et théâtre)
  • 1897 : Monsieur de Bougrelon (roman)
  • 1897 : L’ombre ardente (poésie)
  • 1900 : Histoire de Masques (contes et nouvelles)
  • 1902 : Princesses d’ivoire et d’ivresse (contes)

À travers ce court inventaire on peut voir que Jean Lorrain n’est pas seulement romancier mais aussi poète, l’auteur de contes et de nouvelles (Madame Gorgibus fait partie du recueil Histoires de masques), ainsi que de pièces de théâtre.

Jean Lorrain appartient au mouvement littéraire du décadentisme et on retient de sa personne ses excentricités qui font scandale  (un dandy éthéromane et homosexuel) et dont on retrouve de nombreux échos dans ses romans.

Quelques repères sur le décadentisme

Le décadentisme est un mouvement littéraire initié par de jeunes talents désenchantés, désespérés par le monde qui s’annonce et qui se caractérise par le rejet du romantisme et du naturalisme. Charles Baudelaire (et avec lui les représentants du symbolisme) est souvent reconnu comme une sorte de précurseur de ce mouvement, caractérisé par des mises en scène provocantes (des relations amoureuses incestueuses et/ou homosexuelles) et une écriture jouant avec les distorsions et les anachronismes (= qui consistent à ne pas remettre un événement à sa date ou dans son époque)On peut ainsi définir le roman décadent comme un roman « cassé en morceaux »A rebours de Joris Karl Huysmans représente très bien ce mouvement désespéré, « névrotique ».

Quelques auteurs marquants du décadentisme :

  • Jules LaforgueLes Complaintes (1885)
  • Tristan CorbièreLes Amours Jaunes (1873)
  • Jules Barbey d’AurevillyLes Diaboliques (1874)

Dossier documentaire réalisé par Basili Sandro et Font De Campos Antoine

Madame Gorgibus

Parmi les contes que Nanon montait nous débiter pour bercer notre fièvre, il s’en trouvait parfois d’assez extraordinaires et plutôt faits pour surexciter un esprit malade que pour apaiser un enfant nerveux ; mais Nanon n’y entendait pas malice ; elle racontait son histoire telle qu’elle la savait, tout à trac, au hasard de son répertoire, et on eût bien contristé la pauvre fille si on lui avait dit qu’elle avait augmenté la fièvre de l’un de nous.

Parmi ces bizarres racontars, il y en avait deux surtout qui me donnaient la chair de poule et me faisaient aussitôt enfoncer dans mon lit, le drap ramené sur mes épaules, avec des frissons délicieux ; c’était l’histoire de Mme Gorgibus et l’aventure de la bonne Gudule.

Je transcris :

Mme Gorgibus était d’allures un peu mystérieuses. C’était une petite vieille casanière et maniérée et toujours attifée de mantes à capuches, d’étoffes à ramages et de capelines extravagantes à la mode du siècle dernier et qui lui donnaient l’air d’un carême-prenant ; elle faisait la joie des gamins du quartier et les délices des petits commerçants de la ville, qu’ébaubissaient ses façons de la vieille cour. Elle vivait seule dans une ruelle voisine des remparts, en un logis assez poudreux, car elle n’avait point de servante, et, tôt levée comme les personnes de son âge, elle musait et voltigeait entre ses quatre murs, effleurant du plumeau quelques rares bibelots encrassés de poussière et guerroyant peu avec celle des meubles ; vers dix heures, elle s’aventurait pour aller aux provisions ; c’était, à vrai dire, plutôt un prétexte à révérences et à courtoisies avec les étalières du marché, car elle se nourrissait de rien ou presque, du laitage pour ses chats, et, pour elle, un fruit, quelque légume, et, chez le boulanger, une moitié d’échaudé, comme pour un oiseau.

A midi sonnant elle réintégrait le logis pour en sortir à une heure, toujours en tenue du matin, et promener sur les remparts ses trois chats blancs, trois amours de minets enrubannés de noeuds de satin à grosses coques et l’air, dans leur attifage grotesque, de trois petites Madame Gorgibus : elle veillait minutieusement à ce que Frimousse, Triste-à-Patte et Blanchette fissent dehors leurs besoins et, cet événement accompli, la famille rentrait à la maison où Mme Gorgibus procédait alors à des bichonnages savants.

Cela prenait bien quelques heures, mais par les beaux soleils de fin mai et juin, pompeusement vêtue de vieilles nippes et de lumineuses loques, Mme Gorgibus, rengorgée dans des mantes de nuances attendries, s’acheminait à petits pas vers les quinconces, la promenade à la mode où toute la ville se rencontre sous les plus beaux tilleuls du monde aux bords des eaux calmes et bleues de l’Adour.

Elle n’y faisait plus sensation, la vieille masque, à peine peur aux enfants bien élevés : on l’avait tant vue et revue ! Mais elle y rencontrait une autre vieille originale qui avait eu des revers de fortune, elle aussi, et vivait à l’extrémité opposée de la ville, dans le quartier des Capucins.

C’était une dame de la noblesse, mais elle ne recevait plus personne, ne rendait visite à qui que ce fût, vivait tout à fait retirée du monde ; d’ailleurs elle demeurait trop loin, ses vieilles jambes l’auraient trahie ; et puis, un peu hautaine, elle n’avait cure d’initier à sa misère, même sa bonne Gorgibus qui, curieuse, avait fait longtemps le siège du logis.

Elles se rencontraient sous les tilleuls de la promenade et passaient ensemble de longues heures avec, autour d’elles, la société de la ville, dont Mme de la Livadière connaissait par le menu toutes les histoires, depuis au moins cent ans, et cela devant ce merveilleux paysage des rives de l’Adour. Que leur fallait-il de plus, à ces deux vieilles chéries ? Elles se voyaient encore le dimanche à la messe, aux vêpres et au salut de leur bonne cathédrale, et, les mois d’hiver, quand le froid piquant ne permet plus les longues séances au bord de l’eau, sur les bancs des promenades, elles avaient trouvé le moyen de se rencontrer encore.

C’était chez une chocolatière de la rue des Bûchettes, à l’ombre même de la cathédrale : une petite boutique toute en boiseries blanches et en hautes glaces striées de chiures de mouches, une chocolaterie du siècle dernier, démodée comme ses deux clientes, et qu’en dehors des enfants pressés d’acheter un sou de chocolat après la messe, personne ne fréquentait plus. Les tablettes enveloppées de papier d’étain y blanchissaient tristement au fond de vitrines à ornements sculptés, à côté de papillotes, de surprises et de sucres de pomme, dont les images coloriées s’effaçaient de plus en plus.

De quoi vivait la vieille dame qui présidait à ce comptoir ? La province a de ces mystères. C’était une petite vieille à robe de soie noire élimée, bien propre avec une éternelle fanchon de dentelle sur sa coiffure en boucles, des boucles argentées mêlées de fils jaunissants et qui, l’étrange créature, trouvait le moyen, les belles journées de gelée, de servir à Mmes Gorgibus et de la Livadière, pour la somme de trente centimes la tasse, un chocolat, ma foi, parfumé, vanillé et fumant. Ces dames, avec mille simagrées, le buvaient à petites gorgées, complimentaient la boutiquière, se faisaient leurs confidences, et puis, après quelques bonne ma chère, mon coeur d’oiseau et tendre pigeon, payaient strictement, chacune, leurs six sous et se retiraient avec une révérence, que c’en était délicieux et touchant.

Là, après quelques salamalecs, il fallait bien se séparer : la nuit tombe vite en hiver. On se donnait rendez-vous pour la première belle journée, et Mme de la Livadière, appuyée sur sa canne à béquille d’ivoire, de regagner lentement son logis de la haute ville, et Mme Gorgibus sa ruelle des remparts, dans le quartier des Catalans.

Et c’était fini pour la journée. Une fois rentrée, Mme Gorgibus ne sortait plus : c’étaient les apprêts du souper, sa sieste de cinq à huit, avant le potage à petites cuillerées, puis la lecture dans un vieil almanach, la soirée, le coucher, la nuit.

Comment une existence aussi inoffensive put-elle attirer les haines de tout un quartier ? Ses capotes extravagantes, ses modes de l’autre temps et ses somptueuses loques la firent d’abord traiter de vieille folle ; de vieille folle, on glissa vite à vieille fée. Appuyées sur leurs balais, les commères de la ville ne se gênaient pas d’un seuil à l’autre pour rire et se signaler le passage de ce vieux masque en catogan. Et puis Mme Gorgibus était fière, un peu repliée sur elle-même et, en dehors des fournisseurs, n’adressait la parole à personne ; pis, elle n’ouvrait sa porte à qui que ce fût. Que pouvait-elle bien fabriquer dans ce logis mystérieux avec ses trois chats ? Ces trois chats enrubannés comme des mariées aggravèrent la situation : cela n’était pas naturel. Que faisaient-ils toujours en permanence, assis devant cette chaudière, et quelle cuisine du diable y surveillaient-ils donc ?

On prononça le mot de sorcière, mais le corbeau apprivoisé perdit tout.

Ce vieux corbeau éternellement en sentinelle dans l’angle de la fenêtre acheva de surexciter les esprits. Il était de mine rébarbative, menaçante même, avec son gros bec, son oeil rond à moitié endormi ; mais on sentait en lui une âme vigilante, et son aspect terrifiait les passants ; jamais bon chrétien n’avait vécu dans l’intimité de pareille bestiole ; il devait servir à quelque maléfice et avait sûrement fréquenté le sabbat ; une trame d’affreux soupçons se resserrait de jour en jour autour de Mme Gorgibus.

Elle était loin de s’en douter, la pauvre vieille à cervelle de poupée, et continuait son humble et machinale existence au milieu de l’hostilité de tous. Vieille, pauvre, isolée, sans défense et sans grande idée, elle devait être tôt ou tard victime d’un vilain tour ; quelques gamins toujours prêts à mal faire s’y crurent un jour autorisés. Épiée, espionnée comme elle l’était, ils eurent vite fait de profiter de son absence et d’ouvrir sa porte fermée au loquet, car la pauvre était sans défiance.

A peine dans la place, ils s’emparaient des trois minets qui, tout engourdis de paresse ne résistèrent même pas ; leur nouer solidement la queue avec des ficelles autour de l’anse du pot-au-feu, fut pour eux l’affaire d’une minute ; les trois bêtes stupéfiées ne bougèrent d’abord pas, mais dès que la flamme du foyer leur caressa trop les côtes, ce furent des soubresauts de damnés, et jurant, miaulant, crissant à travers la chambre, les trois bêtes, en une prestigieuse gambade, entraînèrent au beau milieu du logis la marmite qui s’y renversa ; le lait se répandit qui les ébouillanta, ici redoublement de cris et de miaulements, de plaintes et de râles dont les garnements ne se tenaient pas de joie ; maintenant les chats enragés se dévoraient entre eux.

Cependant les deux plus âgés de la bande n’avaient pas perdu leur temps ; ils avaient jeté une couverture sur le corbeau qui asséna quelques bons coups de bec et, lui, se défendit ; mais ils eurent tôt fait de lui envelopper la tête, de le maintenir entre leurs jambes et en un tour de main, clic, clac, ils plumèrent tout vif le malheureux oiseau palpitant.

En un clin d’oeil, maître corbeau fut nu comme un ver, très indécent et très fantastique avec ses longues cuisses grenues, son estomac en forme de proue et la peau grise et granulée de son pauvre corps tout grelottant : une bête de sabbat, un gnome, un vampire.

Figé par la douleur, il s’était réfugié dans un coin où il ne bougeait plus, claquant seulement du bec, stupide ; et nos gamins prirent la fuite.

Là-dessus, Mme Gorgibus s’amène en trottinant, en mantelet de soie ventre de puce, introduit sa clef dans sa serrure et pénètre dans son logement. Quel sabbat ! quel désastre ! Assourdie de râles et de rugissements, elle trébuche sur une marmite où s’enlacent, s’étreignent et se dévorent trois bêtes de l’apocalypse aux poils hérissés et gluants : l’une lui griffe la main d’une longue estafilade, l’autre lui mord le mollet à pleines dents, et tandis qu’éperdue elle appelle au secours sans pouvoir trouver un cri dans sa gorge, un oiseau de cauchemar, un animal fantôme, livide, obscène, avec deux ailerons de chair grise, se précipite sur elle, le bec largement ouvert, et tente de lui grimper à la taille en sautelant. Mme Gorgibus put heureusement retrouver sa porte ; elle s’enfuit en criant à travers la nuit, mais son peu de raison sombra dans l’aventure. Mme Gorgibus devint folle, elle finit ses jours aux Petites-Maisons.

 Jean Lorrain, Histoires de masques, 1900

Pierrot

À Henri Roujon

Mme Lefèvre était une dame de campagne, une veuve, une de ces demi-paysannes à rubans et à chapeaux falbalas, de ces personnes qui parlent avec des cuirs, prennent en public des airs grandioses, et cachent une âme de brute prétentieuse sous des dehors comiques et chamarrés, comme elles dissimulent leurs grosses mains rouges sous des gants de soie écrue. Elle avait pour servante une brave campagnarde toute simple, nommée Rose. Les deux femmes habitaient une petite maison à volets verts, le long d’une route, en Normandie, au centre du pays de Caux. Comme elles possédaient, devant l’habitation, un étroit jardin, elles cultivaient quelques légumes. Or, une nuit, on lui vola une douzaine d’oignons. Dès que Rose s’aperçut du larcin, elle courut prévenir Madame, qui descendit en jupe de laine. Ce fut une désolation et une terreur. On avait volé, volé Mme Lefèvre ! Donc, on volait dans le pays, puis on pouvait revenir. Et les deux femmes effarées contemplaient les traces de pas, bavardaient, supposaient des choses « Tenez, ils ont passé par là. Ils ont mis leurs pieds sur le mur ils ont sauté dans la plate-bande. » Et elles s’épouvantaient pour l’avenir. Comment dormir tranquilles maintenant ! Le bruit du vol se répandit. Les voisins arrivèrent, constatèrent, discutèrent à leur tour, et les deux femmes expliquaient à chaque nouveau venu leurs observations et leurs idées. Un fermier d’à côté leur offrit ce conseil : « Vous devriez avoir un chien. » C’était vrai, cela ; elles devraient avoir un chien, quand ce ne serait que pour donner l’éveil. Pas un gros chien, Seigneur ! Que feraient-elles d’un gros chien ! Il les ruinerait en nourriture. Mais un petit chien (en Normandie, on prononce quin), un petit freluquet de quin qui jappe. Dès que tout le monde fut parti, Mme Lefèvre discuta longtemps cette idée de chien. Elle faisait, après réflexion, mille objections, terrifiée par l’image d’une jatte pleine de pâtée ; car elle était de cette race parcimonieuse de dames campagnardes qui portent toujours des centimes dans leur poche pour faire l’aumône ostensiblement aux pauvres des chemins, et donner aux quêtes du dimanche. Rose, qui aimait les bêtes, apporta ses raisons et les défendit avec astuce. Donc il fut décidé qu’on aurait un chien, un tout petit chien. On se mit à sa recherche, mais on n’en trouvait que des grands, des avaleurs de soupe à faire frémir. L’épicier de Rolleville en avait bien un, un tout petit ; mais il exigeait qu’on le lui payât deux francs, pour couvrir ses frais d’élevage. Mme Lefèvre déclara qu’elle voulait bien nourrir un « quin », mais qu’elle n’en achèterait pas. Or, le boulanger, qui savait les événements, apporta, un matin, dans sa voiture, un étrange petit animal tout jaune, presque sans pattes, avec un corps de crocodile, une tête de renard et une queue en trompette, un vrai panache, grand comme tout le reste de sa personne. Un client cherchait à s’en défaire. Mme Lefèvre trouva fort beau ce roquet immonde, qui ne coûtait rien. Rose l’embrassa, puis demanda comment on le nommait. Le boulanger répondit : « Pierrot. » Il fut installé dans une vieille caisse à savon et on lui offrit d’abord de l’eau à boire. Il but. On lui présenta ensuite un morceau de pain. Il mangea. Mme Lefèvre, inquiète, eut une idée : « Quand il sera bien accoutumé à la maison, on le laissera libre. Il trouvera à manger en rôdant par le pays. » On le laissa libre, en effet, ce qui ne l’empêcha point d’être affamé. Il ne jappait d’ailleurs que pour réclamer sa pitance ; mais, dans ce cas, il jappait avec acharnement. Tout le monde pouvait entrer dans le jardin. Pierrot allait caresser chaque nouveau venu, et demeurait absolument muet. Mme Lefèvre cependant s’était accoutumée à cette bête. Elle en arrivait même à l’aimer, et à lui donner de sa main, de temps en temps, des bouchées de pain trempées dans la sauce de son fricot. Mais elle n’avait nullement songé à l’impôt, et quand on lui réclama huit francs – huit francs, madame ! pour ce freluquet de quin qui ne jappait seulement point, elle faillit s’évanouir de saisissement. Il fut immédiatement décidé qu’on se débarrasserait de Pierrot. Personne n’en voulut. Tous les habitants le refusèrent à dix lieues aux environs. Alors on se résolut, faute d’autre moyen, à lui faire « piquer du mas ». « Piquer du mas », c’est « manger de la marne ». On fait piquer du mas à tous les chiens dont on veut se débarrasser. Au milieu d’une vaste plaine, on aperçoit une espèce de hutte, ou plutôt un tout petit toit de chaume, posé sur le sol. C’est l’entrée de la marnière. Un grand puits tout droit s’enfonce jusqu’à vingt mètres sous terre, pour aboutir à une série de longues galeries de mines. On descend une fois par an dans cette carrière, à l’époque où l’on marne les terres. Tout le reste du temps, elle sert de cimetière aux chiens condamnés ; et souvent, quand on passe auprès de l’orifice, des hurlements plaintifs, des aboiements furieux ou désespérés, des appels lamentables montent jusqu’à vous. Les chiens des chasseurs et des bergers s’enfuient avec épouvante des abords de ce trou gémissant ; et, quand on se penche au-dessus, il sort de là une abominable odeur de pourriture. Des drames affreux s’y accomplissent dans l’ombre. Quand une bête agonise depuis dix à douze jours dans le fond, nourrie par les restes immondes de ses devanciers, un nouvel animal, plus gros, plus vigoureux certainement, est précipité tout à coup. Ils sont là, seuls, affamés, les yeux luisants. Ils se guettent, se suivent, hésitent, anxieux. Mais la faim les presse : ils s’attaquent, luttent longtemps, acharnés, et le plus fort mange le plus faible, le dévore vivant. Quand il fut décidé qu’on ferait « piquer du mas » à Pierrot, on s’enquit d’un exécuteur. Le cantonnier qui binait la route demanda dix sous pour la course. Cela parut follement exagéré à Mme Lefèvre. Le goujat du voisin se contentait de cinq sous ; c’était trop encore ; et, Rose ayant fait observer qu’il valait mieux qu’elles le portassent elles-mêmes, parce qu’ainsi il ne serait pas brutalisé en route et averti de son sort, il fut résolu qu’elles iraient toutes les deux à la nuit tombante. On lui offrit, ce soir-là, une bonne soupe avec un doigt de beurre. Il ravala jusqu’à la dernière goutte ; et, comme il remuait la queue de contentement, Rose le prit dans son tablier. Elles allaient à grands pas, comme des maraudeuses, à travers la plaine. Bientôt elles aperçurent la marnière et l’atteignirent ; Mme Lefèvre se pencha pour écouter si aucune bête ne gémissait. – Non – il n’y en avait pas ; Pierrot serait seul. Alors Rose qui pleurait, l’embrassa, puis le lança dans le trou ; et elles se penchèrent toutes deux, l’oreille tendue. Elles entendirent d’abord un bruit sourd, puis la plainte aiguë, déchirante, d’une bête blessée, puis une succession de petits cris de douleur, puis des appels désespérés, des supplications de chien qui implorait, la tête levée vers l’ouverture. Il jappait, oh ! il jappait ! Elles furent saisies de remords, d’épouvante, d’une peur folle et inexplicable ; et elles se sauvèrent en courant. Et, comme Rose allait plus vite, Mme Lefèvre criait : « Attendez-moi, Rose, attendez-moi ! » Leur nuit fut hantée de cauchemars épouvantables. Mme Lefèvre rêva qu’elle s’asseyait à table pour manger la soupe, mais, quand elle découvrait la soupière, Pierrot était dedans. Il s’élançait et la mordait au nez. Elle se réveilla et crut l’entendre japper encore. Elle écouta ; elle s’était trompée. Elle s’endormit de nouveau et se trouva sur une grande route, une route interminable, qu’elle suivait. Tout à coup, au milieu du chemin, elle aperçut un panier, un grand panier de fermier, abandonné ; et ce panier lui faisait peur. Elle finissait cependant par l’ouvrir, et Pierrot, blotti dedans, lui saisissait la main, ne la lâchait plus ; et elle se sauvait éperdue, portant ainsi au bout du bras le chien suspendu, la gueule serrée. Au petit jour, elle se leva, presque folle, et courut à la marnière. Il jappait ; il jappait encore, il avait jappé toute la nuit. Elle se mit à sangloter et l’appela avec mille petits noms caressants. Il répondit avec toutes les inflexions tendres de sa voix de chien. Alors elle voulut le revoir, se promettant de le rendre heureux jusqu’à sa mort. Elle courut chez le puisatier chargé de l’extraction de la marne, et elle lui raconta son cas. L’homme écoutait sans rien dire. Quand elle eut fini, il prononça : « Vous voulez votre quin ? Ce sera quatre francs. » Elle eut un sursaut ; toute sa douleur s’envola du coup. « Quatre francs ! vous vous en feriez mourir ! quatre francs ! » Il répondit : « Vous croyez que j’vas apporter mes cordes, mes manivelles, et monter tout ça, et m’ n’aller là-bas avec mon garçon et m’ faire mordre encore par votre maudit quin, pour l’ plaisir de vous le redonner ? fallait pas l’ jeter. » Elle s’en alla, indignée. – Quatre francs ! Aussitôt rentrée, elle appela Rose et lui dit les prétentions du puisatier. Rose, toujours résignée, répétait : « Quatre francs ! c’est de l’argent, madame. » Puis, elle ajouta : « Si on lui jetait à manger, à ce pauvre quin, pour qu’il ne meure pas comme ça ? » Mme Lefèvre approuva, toute joyeuse ; et les voilà reparties, avec un gros morceau de pain beurré. Elles le coupèrent par bouchées qu’elles lançaient l’une après l’autre, parlant tour à tour à Pierrot. Et sitôt que le chien avait achevé un morceau, il jappait pour réclamer le suivant. Elles revinrent le soir, puis le lendemain, tous les jours. Mais elles ne faisaient plus qu’un voyage. Or, un matin, au moment de laisser tomber la première bouchée, elles entendirent tout à coup un aboiement formidable dans le puits. Ils étaient deux ! On avait précipité un autre chien, un gros ! Rose cria : « Pierrot ! » Et Pierrot jappa, jappa. Alors on se mit à jeter la nourriture ; mais, chaque fois elles distinguaient parfaitement une bousculade terrible, puis les cris plaintifs de Pierrot mordu par son compagnon, qui mangeait tout, étant le plus fort. Elles avaient beau spécifier : « C’est pour toi, Pierrot ! » Pierrot, évidemment, n’avait rien. Les deux femmes, interdites, se regardaient ; et Mme Lefèvre prononça d’un ton aigre : « Je ne peux pourtant pas nourrir tous les chiens qu’on jettera là-dedans. Il faut y renoncer. » Et, suffoquée à l’idée de tous ces chiens vivant à ses dépens, elle s’en alla, emportant même ce qui restait du pain qu’elle se mit à manger en marchant. Rose la suivit en s’essuyant les yeux du coin de son tablier bleu.

Maupassant, Les Contes de la bécasse, 1883

(conte paru initialement dans le journal « Le Gaulois », le 9 octobre 1882)