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L’Astrée

urfe_astree_2Céladon à qui le temps semblait trop long, après avoir fort peu entretenu Malthée, voyant que je n’y allais point, m’appela paresseuse. Enfin ne pouvant plus retarder le moment, j’y fus contrainte, mais, mon Dieu ! quand je m’en souviens, je meurs encor de honte : j’avais les cheveux épars, qui me couvraient presque toute, sur lesquels pour tout ornement je n’avais que la guirlande que le jour auparavant il m’avait donnée.

Quand les autres furent retirées, et qu’il me vit en cet état auprès de lui, je pris bien garde qu’il changea deux ou trois fois de couleur, mais je n’en eusse jamais soupçonné la cause ; de mon côté la honte m’avait teint la joue d’une si vive couleur, qu’il m’a juré depuis ne m’avoir jamais vue si belle, et eût bien voulu qu’il lui eût été permis de demeurer tout le jour en cette contemplation.

Mais craignant d’être découvert, il fut contraint d’abréger son contentement, et voyant que je ne lui disais rien, car la honte me tenait la langue liée : « et quoi, Astrée, me dit-il, croyez-vous votre cause tant avantageuse, que vous n’avez besoin comme les autres, de vous rendre votre juge affectionné ? »

— Je ne doute point, Orithie, lui répondis-je, que je n’aie plus de besoin de séduire mon juge par mes paroles, que Stelle ni Malthée ; mais je sais bien aussi que je leur cède autant en la persuasion qu’en la beauté. De sorte que n’eût été la contrainte à quoi la coutume m’a obligée, je ne fusse jamais venue devant vous pour espérance de gagner le prix.

— Et si vous l’emportez, répondit le berger, qu’est-ce que vous ferez pour moi ?

— Je vous en aurai, lui dis-je, d’autant plus d’obligation, que je crois le mériter moins.

— Et quoi, me répliqua-t-il, vous ne me faites point d’autre offre ?

— Il faut, lui dis-je, que la demande vienne de vous, car je ne vous en saurais faire, qui méritât d’être reçue.

— Jurez-moi, me dit le berger, que vous me donnerez ce que je vous demanderai, et mon jugement sera à votre avantage.

Après que je le lui eus promis, il me demanda de mes cheveux pour en faire un bracelet, ce que je fis, et après les avoir serrés dans un papier, il me dit : « Or, Astrée, je retiendrai ces cheveux pour gage du serment que vous me faites, afin que si vous y contrevenez jamais, je les puisse offrir à la déesse Venus, et lui en demander vengeance.

— Cela, lui répondis-je, est superflu, puis que je suis résolue de n’y manquer jamais ». Alors avec un visage riant, il me dit : « Dieu soit loué, belle Astrée, de ce que mon dessein a réussi si heureusement ; car sachez que ce que vous m’avez promis, c’est de m’aimer plus que personne du monde, et me recevoir pour votre fidèle serviteur, qui suis Céladon, et non pas Orithie, comme vous pensez. Je dis ce Céladon, par qui Amour a voulu rendre preuve que la haine n’est assez forte pour détourner ses effets, puis qu’entre les inimitiés de nos pères, il m’a fait être tellement à vous, que je n’ai point redouté de mourir à la porte de ce temple, pour vous rendre témoignage de mon affection. Jugez, sage Diane, quelle je devins alors ; car amour me défendait de venger ma pudicité, et toutefois la honte m’animait contre l’amour. Enfin après une confuse dispute, il me fut impossible de consentir à moi-même de le faire mourir, puisque l’offense qu’il m’avait faite n’était procédée que de m’aimer trop. Toutefois le connaissant être berger, je ne peux plus longuement demeurer nue devant ses yeux, et sans lui faire autre réponse, je m’en courus vers mes compagnes, que je trouvai déjà presque revêtues. Et reprenant mes habits sans savoir presque ce que je faisais, je m’habillai le plus promptement qu’il me fut possible.

Honoré d’Urfé, L’Astrée, Ière partie, livre IV.

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Madame Gorgibus

Parmi les contes que Nanon montait nous débiter pour bercer notre fièvre, il s’en trouvait parfois d’assez extraordinaires et plutôt faits pour surexciter un esprit malade que pour apaiser un enfant nerveux ; mais Nanon n’y entendait pas malice ; elle racontait son histoire telle qu’elle la savait, tout à trac, au hasard de son répertoire, et on eût bien contristé la pauvre fille si on lui avait dit qu’elle avait augmenté la fièvre de l’un de nous.

Parmi ces bizarres racontars, il y en avait deux surtout qui me donnaient la chair de poule et me faisaient aussitôt enfoncer dans mon lit, le drap ramené sur mes épaules, avec des frissons délicieux ; c’était l’histoire de Mme Gorgibus et l’aventure de la bonne Gudule.

Je transcris :

Mme Gorgibus était d’allures un peu mystérieuses. C’était une petite vieille casanière et maniérée et toujours attifée de mantes à capuches, d’étoffes à ramages et de capelines extravagantes à la mode du siècle dernier et qui lui donnaient l’air d’un carême-prenant ; elle faisait la joie des gamins du quartier et les délices des petits commerçants de la ville, qu’ébaubissaient ses façons de la vieille cour. Elle vivait seule dans une ruelle voisine des remparts, en un logis assez poudreux, car elle n’avait point de servante, et, tôt levée comme les personnes de son âge, elle musait et voltigeait entre ses quatre murs, effleurant du plumeau quelques rares bibelots encrassés de poussière et guerroyant peu avec celle des meubles ; vers dix heures, elle s’aventurait pour aller aux provisions ; c’était, à vrai dire, plutôt un prétexte à révérences et à courtoisies avec les étalières du marché, car elle se nourrissait de rien ou presque, du laitage pour ses chats, et, pour elle, un fruit, quelque légume, et, chez le boulanger, une moitié d’échaudé, comme pour un oiseau.

A midi sonnant elle réintégrait le logis pour en sortir à une heure, toujours en tenue du matin, et promener sur les remparts ses trois chats blancs, trois amours de minets enrubannés de noeuds de satin à grosses coques et l’air, dans leur attifage grotesque, de trois petites Madame Gorgibus : elle veillait minutieusement à ce que Frimousse, Triste-à-Patte et Blanchette fissent dehors leurs besoins et, cet événement accompli, la famille rentrait à la maison où Mme Gorgibus procédait alors à des bichonnages savants.

Cela prenait bien quelques heures, mais par les beaux soleils de fin mai et juin, pompeusement vêtue de vieilles nippes et de lumineuses loques, Mme Gorgibus, rengorgée dans des mantes de nuances attendries, s’acheminait à petits pas vers les quinconces, la promenade à la mode où toute la ville se rencontre sous les plus beaux tilleuls du monde aux bords des eaux calmes et bleues de l’Adour.

Elle n’y faisait plus sensation, la vieille masque, à peine peur aux enfants bien élevés : on l’avait tant vue et revue ! Mais elle y rencontrait une autre vieille originale qui avait eu des revers de fortune, elle aussi, et vivait à l’extrémité opposée de la ville, dans le quartier des Capucins.

C’était une dame de la noblesse, mais elle ne recevait plus personne, ne rendait visite à qui que ce fût, vivait tout à fait retirée du monde ; d’ailleurs elle demeurait trop loin, ses vieilles jambes l’auraient trahie ; et puis, un peu hautaine, elle n’avait cure d’initier à sa misère, même sa bonne Gorgibus qui, curieuse, avait fait longtemps le siège du logis.

Elles se rencontraient sous les tilleuls de la promenade et passaient ensemble de longues heures avec, autour d’elles, la société de la ville, dont Mme de la Livadière connaissait par le menu toutes les histoires, depuis au moins cent ans, et cela devant ce merveilleux paysage des rives de l’Adour. Que leur fallait-il de plus, à ces deux vieilles chéries ? Elles se voyaient encore le dimanche à la messe, aux vêpres et au salut de leur bonne cathédrale, et, les mois d’hiver, quand le froid piquant ne permet plus les longues séances au bord de l’eau, sur les bancs des promenades, elles avaient trouvé le moyen de se rencontrer encore.

C’était chez une chocolatière de la rue des Bûchettes, à l’ombre même de la cathédrale : une petite boutique toute en boiseries blanches et en hautes glaces striées de chiures de mouches, une chocolaterie du siècle dernier, démodée comme ses deux clientes, et qu’en dehors des enfants pressés d’acheter un sou de chocolat après la messe, personne ne fréquentait plus. Les tablettes enveloppées de papier d’étain y blanchissaient tristement au fond de vitrines à ornements sculptés, à côté de papillotes, de surprises et de sucres de pomme, dont les images coloriées s’effaçaient de plus en plus.

De quoi vivait la vieille dame qui présidait à ce comptoir ? La province a de ces mystères. C’était une petite vieille à robe de soie noire élimée, bien propre avec une éternelle fanchon de dentelle sur sa coiffure en boucles, des boucles argentées mêlées de fils jaunissants et qui, l’étrange créature, trouvait le moyen, les belles journées de gelée, de servir à Mmes Gorgibus et de la Livadière, pour la somme de trente centimes la tasse, un chocolat, ma foi, parfumé, vanillé et fumant. Ces dames, avec mille simagrées, le buvaient à petites gorgées, complimentaient la boutiquière, se faisaient leurs confidences, et puis, après quelques bonne ma chère, mon coeur d’oiseau et tendre pigeon, payaient strictement, chacune, leurs six sous et se retiraient avec une révérence, que c’en était délicieux et touchant.

Là, après quelques salamalecs, il fallait bien se séparer : la nuit tombe vite en hiver. On se donnait rendez-vous pour la première belle journée, et Mme de la Livadière, appuyée sur sa canne à béquille d’ivoire, de regagner lentement son logis de la haute ville, et Mme Gorgibus sa ruelle des remparts, dans le quartier des Catalans.

Et c’était fini pour la journée. Une fois rentrée, Mme Gorgibus ne sortait plus : c’étaient les apprêts du souper, sa sieste de cinq à huit, avant le potage à petites cuillerées, puis la lecture dans un vieil almanach, la soirée, le coucher, la nuit.

Comment une existence aussi inoffensive put-elle attirer les haines de tout un quartier ? Ses capotes extravagantes, ses modes de l’autre temps et ses somptueuses loques la firent d’abord traiter de vieille folle ; de vieille folle, on glissa vite à vieille fée. Appuyées sur leurs balais, les commères de la ville ne se gênaient pas d’un seuil à l’autre pour rire et se signaler le passage de ce vieux masque en catogan. Et puis Mme Gorgibus était fière, un peu repliée sur elle-même et, en dehors des fournisseurs, n’adressait la parole à personne ; pis, elle n’ouvrait sa porte à qui que ce fût. Que pouvait-elle bien fabriquer dans ce logis mystérieux avec ses trois chats ? Ces trois chats enrubannés comme des mariées aggravèrent la situation : cela n’était pas naturel. Que faisaient-ils toujours en permanence, assis devant cette chaudière, et quelle cuisine du diable y surveillaient-ils donc ?

On prononça le mot de sorcière, mais le corbeau apprivoisé perdit tout.

Ce vieux corbeau éternellement en sentinelle dans l’angle de la fenêtre acheva de surexciter les esprits. Il était de mine rébarbative, menaçante même, avec son gros bec, son oeil rond à moitié endormi ; mais on sentait en lui une âme vigilante, et son aspect terrifiait les passants ; jamais bon chrétien n’avait vécu dans l’intimité de pareille bestiole ; il devait servir à quelque maléfice et avait sûrement fréquenté le sabbat ; une trame d’affreux soupçons se resserrait de jour en jour autour de Mme Gorgibus.

Elle était loin de s’en douter, la pauvre vieille à cervelle de poupée, et continuait son humble et machinale existence au milieu de l’hostilité de tous. Vieille, pauvre, isolée, sans défense et sans grande idée, elle devait être tôt ou tard victime d’un vilain tour ; quelques gamins toujours prêts à mal faire s’y crurent un jour autorisés. Épiée, espionnée comme elle l’était, ils eurent vite fait de profiter de son absence et d’ouvrir sa porte fermée au loquet, car la pauvre était sans défiance.

A peine dans la place, ils s’emparaient des trois minets qui, tout engourdis de paresse ne résistèrent même pas ; leur nouer solidement la queue avec des ficelles autour de l’anse du pot-au-feu, fut pour eux l’affaire d’une minute ; les trois bêtes stupéfiées ne bougèrent d’abord pas, mais dès que la flamme du foyer leur caressa trop les côtes, ce furent des soubresauts de damnés, et jurant, miaulant, crissant à travers la chambre, les trois bêtes, en une prestigieuse gambade, entraînèrent au beau milieu du logis la marmite qui s’y renversa ; le lait se répandit qui les ébouillanta, ici redoublement de cris et de miaulements, de plaintes et de râles dont les garnements ne se tenaient pas de joie ; maintenant les chats enragés se dévoraient entre eux.

Cependant les deux plus âgés de la bande n’avaient pas perdu leur temps ; ils avaient jeté une couverture sur le corbeau qui asséna quelques bons coups de bec et, lui, se défendit ; mais ils eurent tôt fait de lui envelopper la tête, de le maintenir entre leurs jambes et en un tour de main, clic, clac, ils plumèrent tout vif le malheureux oiseau palpitant.

En un clin d’oeil, maître corbeau fut nu comme un ver, très indécent et très fantastique avec ses longues cuisses grenues, son estomac en forme de proue et la peau grise et granulée de son pauvre corps tout grelottant : une bête de sabbat, un gnome, un vampire.

Figé par la douleur, il s’était réfugié dans un coin où il ne bougeait plus, claquant seulement du bec, stupide ; et nos gamins prirent la fuite.

Là-dessus, Mme Gorgibus s’amène en trottinant, en mantelet de soie ventre de puce, introduit sa clef dans sa serrure et pénètre dans son logement. Quel sabbat ! quel désastre ! Assourdie de râles et de rugissements, elle trébuche sur une marmite où s’enlacent, s’étreignent et se dévorent trois bêtes de l’apocalypse aux poils hérissés et gluants : l’une lui griffe la main d’une longue estafilade, l’autre lui mord le mollet à pleines dents, et tandis qu’éperdue elle appelle au secours sans pouvoir trouver un cri dans sa gorge, un oiseau de cauchemar, un animal fantôme, livide, obscène, avec deux ailerons de chair grise, se précipite sur elle, le bec largement ouvert, et tente de lui grimper à la taille en sautelant. Mme Gorgibus put heureusement retrouver sa porte ; elle s’enfuit en criant à travers la nuit, mais son peu de raison sombra dans l’aventure. Mme Gorgibus devint folle, elle finit ses jours aux Petites-Maisons.

 Jean Lorrain, Histoires de masques, 1900

La Princesse de Clèves

Extrait n°1

Il parut alors une beauté à la Cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l’on doit croire que c’était une beauté parfaite, puisqu’elle donna de l’admiration dans un lieu où l’on était si accoutumé à voir de belles personnes. Elle était de la même maison que le Vidame de Chartres et une des plus grandes héritières de France. Son père était mort jeune, et l’avait laissée sous la conduite de Madame de Chartres, sa femme, dont le bien, la vertu et le mérite étaient extraordinaires. Après avoir perdu son mari, elle avait passé plusieurs années sans revenir à la Cour. Pendant cette absence, elle avait donné ses soins à l’éducation de sa fille ; mais elle ne travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté, elle songea aussi à lui donner de la vertu et à la lui rendre aimable. La plupart des mères s’imaginent qu’il suffit de ne parler jamais de galanterie devant les jeunes personnes pour les en éloigner. Madame de Chartres avait une opinion opposée ; elle faisait souvent à sa fille des peintures de l’amour ; elle lui montrait ce qu’il a d’agréable pour la persuader plus aisément sur ce qu’elle lui en apprenait de dangereux ; elle lui contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité, les malheurs domestiques où plongent les engagements ; et elle lui faisait voir, d’un autre côté, quelle tranquillité suivait la vie d’une honnête femme, et combien la vertu donnait d’éclat et d’élévation à une personne qui avait de la beauté et de la naissance ; mais elle lui faisait voir aussi combien il était difficile de conserver cette vertu, que par une extrême défiance de soi-même et par un grand soin de s’attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d’une femme, qui est d’aimer son mari et d’en être aimée.

Cette héritière était alors un des grands partis qu’il y eût en France, et quoiqu’elle fût dans une extrême jeunesse, l’on avait déjà proposé plusieurs mariages. Madame de Chartres, qui était extrêmement glorieuse, ne trouvait presque rien digne de sa fille ; la voyant dans sa seizième année, elle voulut la mener à la Cour. Lorsqu’elle arriva, le Vidame alla au-devant d’elle ; il fut surpris de la grande beauté de Mademoiselle de Chartres, et il en fut surpris avec raison. La blancheur de son teint et ses cheveux blonds lui donnaient un éclat que l’on n’a jamais vu qu’à elle ; tous ses traits étaient réguliers, et son visage et sa personne étaient pleins de grâce et de charmes.

Le lendemain qu’elle fut arrivée, elle alla pour assortir des pierreries chez un Italien qui en trafiquait par tout le monde. Cet homme était venu de Florence avec la reine, et s’était tellement enrichi dans son trafic, que sa maison paraissait plutôt celle d’un grand seigneur que d’un marchand. Comme elle y était, le prince de Clèves y arriva. Il fut tellement surpris de sa beauté, qu’il ne put cacher sa surprise ; et Mlle de Chartres ne put s’empêcher de rougir en voyant l’étonnement qu’elle lui avait donné : elle se ferait néanmoins, sans témoigner d’autre attention aux actions de ce prince que celle que la civilité lui devait donner pour un homme tel qu’il paraissait. M. de Clèves la regardait avec admiration, et il ne pouvait comprendre qui était cette belle personne qu’il ne connaissait point. Il voyait bien par son air, et par tout ce qui était à sa suite, qu’elle devait être d’une grande qualité. Sa jeunesse lui faisait croire que c’était une fille ; mais ne lui voyant point de mère, et l’Italien, qui ne la connaissait point, l’appelant madame, il ne savait que penser, et il la regardait toujours avec étonnement. Il s’aperçut que ses regards l’embarrassaient, contre l’ordinaire des jeunes personnes qui voient toujours avec plaisir l’effet de leur beauté : il lui parut même qu’il était cause qu’elle avait de l’impatience de s’en aller, et, en effet, elle sortit assez promptement.


Extrait n°2

Lorsqu’elle arriva, l’on admira sa beauté et sa parure : le bal commença ; et, comme elle dansait avec M. de Guise, il se fit un assez grand bruit vers la porte de la salle, comme de quelqu’un qui entrait, et à qui on faisait place. Mme de Clèves acheva de danser, et, pendant qu’elle cherchait des yeux quelqu’un qu’elle avait dessein de prendre, le roi lui cria de prendre celui qui arrivait. Elle se tourna et vit un homme qu’elle crut d’abord ne pouvoir être que M. de Nemours, qui passait par-dessus quelque siège, pour arriver où l’on dansait. Ce prince était fait d’une sorte, qu’il était difficile de n’être pas surpris de le voir quand on ne l’avait jamais vu, surtout ce soir-là, où le soin qu’il avait pris de se parer augmentait encore l’air brillant qui était dans sa personne ; mais il était difficile aussi de voir Mme de Clèves pour la première fois, sans avoir un grand étonnement. M. de Nemours fut tellement surpris de sa beauté que, lorsqu’il fut proche d’elle et qu’elle lui fit la révérence, il ne put s’empêcher de donner des marques de son admiration. Quand ils commencèrent à danser, il s’éleva dans la salle un murmure de louanges. Le roi et les reines se souvinrent qu’ils ne s’étaient jamais vus, et trouvèrent quelque chose de singulier de les voir danser ensemble sans se connaître. Ils les appelèrent quand ils eurent fini, sans leur donner le loisir de parler à personne, et leur demandèrent s’ils n’avaient pas bien envie de savoir qui ils étaient, et s’ils ne s’en doutaient point. « — Pour moi, madame, dit M. de Nemours, je n’ai pas d’incertitude ; mais comme Mme de Clèves n’a pas les mêmes raisons pour deviner qui je suis que celles que j’ai pour la reconnaître, je voudrais bien que Votre Majesté eût la bonté de lui apprendre mon nom. — Je crois, dit madame la dauphine, qu’elle le sait aussi bien que vous savez le sien. — Je vous assure, madame, reprit Mme de Clèves, qui paraissait un peu embarrassée, que je ne devine pas si bien que vous pensez. — Vous devinez fort bien, répondit madame la dauphine ; et il y a même quelque chose d’obligeant pour M. de Nemours, à ne vouloir pas avouer que vous le connaissez sans l’avoir jamais vu ». La reine les interrompit pour faire continuer le bal : M. de Nemours prit la reine dauphine. Cette princesse était d’une parfaite beauté, et avait paru telle aux yeux de M. de Nemours, avant qu’il allât en Flandre ; mais de tout le soir, il ne put admirer que Mme de Clèves.


Extrait n°3

Les palissades étaient fort hautes, et il y en avait encore derrière, pour empêcher qu’on ne pût entrer ; en sorte qu’il était assez difficile de se faire passage. M. de Nemours en vint à bout néanmoins ; sitôt qu’il fut dans ce jardin, il n’eut pas de peine à démêler où était Mme de Clèves. Il vit beaucoup de lumières dans le cabinet ; toutes les fenêtres en étaient ouvertes et, en se glissant le long des palissades, il s’en approcha avec un trouble et une émotion qu’il est aisé de se représenter. Il se rangea derrière une des fenêtres, qui servaient de portes, pour voir ce que faisait Mme de Clèves. Il vit qu’elle était seule ; mais il la vit d’une si admirable beauté qu’à peine fut-il maître du transport que lui donna cette vue. Il faisait chaud, et elle n’avait rien, sur sa tête et sur sa gorge, que ses cheveux confusément rattachés. Elle était sur un lit de repos, avec une table devant elle, où il y avait plusieurs corbeilles pleines de rubans ; elle en choisit quelques-uns, et M. de Nemours remarqua que c’étaient des mêmes couleurs qu’il avait portées au tournoi. Il vit qu’elle en faisait des noeuds à une canne des Indes, fort extraordinaire, qu’il avait portée quelque temps et qu’il avait donnée à sa soeur, à qui Mme de Clèves l’avait prise sans faire semblant de la reconnaître pour avoir été à M. de Nemours. Après qu’elle eut achevé son ouvrage avec une grâce et une douceur que répandaient sur son visage les sentiments qu’elle avait dans le coeur, elle prit un flambeau et s’en alla, proche d’une grande table, vis-à-vis du tableau du siège de Metz, où était le portrait de M. de Nemours ; elle s’assit et se mit à regarder ce portrait avec une attention et une rêverie que la passion seule peut donner.

On ne peut exprimer ce que sentit M. de Nemours dans ce moment. Voir au milieu de la nuit, dans le plus beau lieu du monde, une personne qu’il adorait, la voir sans qu’elle sût qu’il la voyait, et la voir tout occupée de choses qui avaient du rapport à lui et à la passion qu’elle lui cachait, c’est ce qui n’a jamais été goûté ni imaginé par nul autre amant. Ce prince était aussi tellement hors de lui-même qu’il demeurait immobile à regarder Mme de Clèves, sans songer que les moments lui étaient précieux. Quand il fut un peu remis, il pensa qu’il devait attendre à lui parler qu’elle allât dans le jardin ; il crut qu’il le pourrait faire avec plus de sûreté, parce qu’elle serait plus éloignée de ses femmes ; mais, voyant qu’elle demeurait dans le cabinet, il prit la résolution d’y entrer. Quand il voulut l’exécuter, quel trouble n’eut-il point ! Quelle crainte de lui déplaire ! Quelle peur de faire changer ce visage où il y avait tant de douceur et de le voir devenir plein de sévérité et de colère !


Extrait n°4

Il la pressa longtemps de les lui apprendre sans pouvoir l’y obliger ; et, après qu’elle se fut défendue d’une manière qui augmentait toujours la curiosité de son mari, elle demeura dans un profond silence, les yeux baissés ; puis tout d’un coup, prenant la parole et le regardant : « Ne me contraignez point, lui dit-elle, à vous avouer une chose que je n’ai pas la force de vous avouer, quoique j’en aie eu plusieurs fois le dessein. Songez seulement que la prudence ne veut pas qu’une femme de mon âge, et maîtresse de sa conduite, demeure exposée au milieu de la cour. – Que me faites-vous envisager, madame, s’écria M. de Clèves ! je n’oserais vous le dire de peur de vous offenser. » Mme de Clèves ne répondit point : et son silence achevant de confirmer son mari dans ce qu’il avait pensé : « Vous ne me dites rien, reprit-il, et c’est me dire que je ne me trompe pas. – Eh bien, monsieur, lui répondit-elle en se jetant à ses genoux, je vais vous faire un aveu que l’on n’a jamais fait à son mari ; mais l’innocence de ma conduite et de mes intentions m’en donne la force. Il est vrai que j’ai des raisons de m’éloigner de la cour, et que je veux éviter les périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge. Je n’ai jamais donné nulle marque de faiblesse, et je ne craindrais pas d’en laisser paraître, si vous me laissiez la liberté de me retirer de la cour, ou si j’avais encore Mme de Chartres pour aider à me conduire. Quelque dangereux que soit le parti que je prends, je le prends avec joie pour me conserver digne d’être à vous. Je vous demande mille pardons, si j’ai des sentiments qui vous déplaisent : du moins je ne vous déplairai jamais par mes actions. Songez que pour faire ce que je fais, il faut avoir plus d’amitié et plus d’estime pour un mari que l’on n’en a jamais eu : conduisez-moi, ayez pitié de moi et aimez-moi encore, si vous pouvez ». M. de Clèves était demeuré, pendant tout ce discours, la tête appuyée sur ses mains, hors de lui-même, et il n’avait pas songé à faire relever sa femme. Quand elle eut cessé de parler, qu’il jeta les yeux sur elle, qu’il la vit à ses genoux, le visage couvert de larmes, et d’une beauté si admirable, il pensa mourir de douleur, et l’embrassant en la relevant : « Ayez pitié de moi vous-même, madame, lui dit-il, j’en suis digne, et pardonnez si, dans les premiers moments d’une affliction aussi violente qu’est la mienne, je ne réponds pas comme je dois à un procédé comme le vôtre. »


Extrait n°5

Par vanité ou par goût, toutes les femmes souhaitent de vous attacher. Il y en a peu à qui vous ne plaisiez ; mon expérience me ferait croire qu’il n’y en a point à qui vous ne puissiez plaire. Je vous croirais toujours amoureux et aimé et je ne me tromperais pas souvent. Dans cet état néanmoins, je n’aurais d’autre parti à prendre que celui de la souffrance ; je ne sais même pas si j’oserais me plaindre. On fait des reproches à un amant ; mais en fait-on à un mari, quand on n’a (qu’) à lui reprocher de n’avoir plus d’amour ? Quand je pourrais m’accoutumer à cette sorte de malheur, pourrais-je m’accoutumer à celui de voir toujours M. de Clèves vous accuser de sa mort, me reprocher de vous avoir aimé, de vous avoir épousé et me faire sentir la différence de son attachement au vôtre ? Il est impossible, continua-t-elle, de passer par-dessus des raisons si fortes : il faut que je demeure dans l’état où je suis et dans les résolutions que j’ai prises de n’en sortir jamais. — Hé ! croyez-vous le pouvoir, madame ? s’écria M. de Nemours. Pensez-vous que vos résolutions tiennent contre un homme qui vous adore et qui est assez heureux pour vous plaire ? Il est plus difficile que vous ne pensez, madame, de résister à ce qui nous plaît et à ce qui nous aime. Vous l’avez fait par une vertu austère, qui n’a presque point d’exemple ; mais cette vertu ne s’oppose plus à vos sentiments et j’espère que vous les suivrez malgré vous. — Je sais bien qu’il n’y a rien de plus difficile que ce que j’entreprends, répliqua Mme de Clèves ; je me défie de mes forces au milieu de mes raisons. Ce que je crois devoir à la mémoire de M. de Clèves serait faible s’il n’était soutenu par l’intérêt de mon repos ; et les raisons de mon repos ont besoin d’être soutenues de celles de mon devoir. Mais, quoique je me défie de moi-même, je crois que je ne vaincrai jamais mes scrupules et je n’espère pas aussi de surmonter l’inclination que j’ai pour vous. Elle me rendra malheureuse et je me priverai de votre vue, quelque violence qu’il m’en coûte. Je vous conjure, par tout le pouvoir que j’ai sur vous, de ne chercher aucune occasion de me voir. Je suis dans un état qui me fait des crimes de tout ce qui pourrait être permis dans un autre temps, et la seule bienséance interdit tout commerce entre nous. M. de Nemours se jeta à ses pieds, et s’abandonna à tous les divers mouvements dont il était agité. Il lui fit voir, et par ses paroles, et par ses pleurs, la plus vive et la plus tendre passion dont un cœur ait jamais été touché. Celui de Mme de Clèves n’était pas insensible et, regardant ce prince avec des yeux un peu grossis par les larmes : — Pourquoi faut-il, s’écria-t-elle, faut-il que je vous puisse accuser de la mort de M. de Clèves ? Que n’ai-je commencé à vous connaître depuis que je suis libre, ou pourquoi ne vous ai-je pas connu devant que d’être engagée ? Pourquoi la destinée nous sépare-t-elle par un obstacle si invincible ?

Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, 1678.

La Carte du Tendre

La carte du Tendre, dans la Clélie de Madeleine de Scudéry (Bibliothèque nationale de France, Paris)

Un extrait du texte de Mme de Scudéry :

Afin que vous compreniez mieux le dessein de Clélie, vous verrez qu’elle a imaginé qu’on peut avoir de la tendresse par trois causes différentes : ou par une grande estime, ou par reconnaissance, ou par inclination ; et c’est ce qui l’a obligée d’établir ces trois villes de Tendre, sur trois rivières que portent ces trois noms, et de faire aussi trois routes différentes pour y aller. Si bien que, comme on dit Cumes sur la mer d’Ionie et Cumes sur la mer Tyrrhène, elle fait qu’on dit Tendre sur Inclination, Tendre sur Estime, et Tendre sur Reconnaissance. Cependant, comme elle a présumé que la tendresse qui naît par inclination n’a besoin de rien autre chose pour être ce qu’elle est, Clélie, comme vous le voyez, Madame, n’a mis nul village le long des bords de cette rivière, qui va si vite qu’on n’a que faire de logement le long de ses rives, pour aller de Nouvelle Amitié à Tendre. Mais pour aller à Tendre sur Estime, il n’en est pas de même : car Clélie a ingénieusement mis autant de village qu’il y a de petites et de grandes choses qui peuvent contribuer à faire naître, par estime, cette tendresse dont elle entend parler.

joueurs_dechecs_1430_1En effet vous voyez que de Nouvelle Amitié on passe à un lieu qu’elle appelle Grand Esprit, parce que c’est ce qui commence ordinairement l’estime ; ensuite vous voyez ces agréables villages de Jolis Vers, de Billet Galant et de Billet Doux, qui sont les opérations les plus ordinaires du grand esprit dans les commencements d’une amitié. Ensuite, pour faire un plus grand progrès dans cette route, vous voyez SincéritéGrand Cœur, Probité, Générosité, Respect, Exactitude et Bonté, qui est tout contre Tendre, pour faire connaître qu’il ne peut y avoir de véritable estime sans bonté, et qu’on ne peut arriver à Tendre sans avoir cette précieuse qualité. Après cela, Madame, il faut, s’il vous plaît, retourner à Nouvelle Amitié, pour voir par quelle route on va de là à Tendre sur Reconnaissance. Voyez donc, je vous pris, comment il faut aller d’abord de Nouvelle Amitié à Complaisance, ensuite à ce petit village que se nomme Soumission, et qui en touche un autre fort agréable, qui s’appelle Petits Soins. Voyez, dis-je, que de là il faut passer par Assiduité, pour faire entendre que ce n’est pas assez d’avoir durant quelques jours tous ces petits soins obligeants, qui donne tant de reconnaissance, si on ne les a assidûment. Ensuite vous voyez qu’il faut passer à un autre village qui s’appelle Empressement et ne faire pas comme certaines gens tranquilles, qui ne se hâtent pas d’un moment, quelque prière qu’on leur fasse, et qui sont incapables d’avoir cet empressement qui oblige quelquefois si fort. Après cela, vous voyez qu’il faut passer à Grands Services, et que, pour maruer qu’il y a peu de gens qui rendent de tels, ce village est plus petit que les autres. Ensuite il faut passer à Sensibilité, pour faire connaître qu’il faut sentir jusqu’aux plus petites douleurs de ceux qu’on aime. Après, il faut, pour arriver à Tendre, passer par Tendresse, car l’amitié attire l’amitié. Ensuite, il faut aller à Obéissance, n’y ayant presque rien qui engage plus le cœur de ceux à qui on obéit, que de le faire aveuglément ; et pour arriver enfin où l’on veut aller, il faut passer à Constante Amitié, qui est sans doute le chemin le plus sûr, pour arriver à Tendre sur Reconnaissance.

Mais, Madame, comme il n’y a point de chemins où l’on ne se puisse égarer, Clélie a fait, comme vous le pouvez voir, que si ceux qui sont à Nouvelle Amitié prenaient un peu plus à droite ou un peu plus à gauche, ils s’égareraient aussi : car si au partir de Grand Esprit, on allait à Négligeance, que vous voyez tout contre sur cette carte, qu’ensuite, continuant cet égarement, on allât à Inégalité, de là à Tiédeur, à Légèreté et à Oubli, au lieu de se trouver à Tendre sur Estime, on se trouverait au Lac d’Indifférence que vous voyez marqué sur cette carte, et qui, par ses eaux tranquilles, représente sans doute fort juste la chose dont il porte le nom en cet endroit. De l’autre côté, si, au partir de Nouvelle Amitié, on prenait un peu trop à gauche, et qu’on allât à Indiscrétion, à Perfidie, à Orgueil, à Médisance ou à Méchanceté, au lieu de se trouver à Tendre sur Reconnaissance, on se trouverait à la Mer d’Inimitié, où tous les vaisseaux font naufrage, et qui, par l’agitation de ses vagues, convient sans doute fort juste avec cette impétueuse passion que Clélie veut représenter.

Madeleine de Scudéry, Clélie, 1654

Iconographie : vitrail civil réalisé au XVe siècle (hôtel de la Bessée à Villefranche-sur-Saône) représentant une scène courtoise. La partie d’échec renvoie symboliquement à la codification d’une joute amoureuse.

De l’Air galant de la discussion

C’est un grand malheur de ne l’avoir pas, car il est vrai qu’il n’y a point d’agrément plus grand dans l’esprit que ce tour galant et naturel, qui sait mettre je ne sais quoi qui plaît aux choses les moins capables de plaire, et qui mêle dans les entretiens les plus communs, un charme secret qui satisfait et qui divertit. Enfin ce je ne sais quoi galant, qui est répandu dans toute la personne qui le possède, soit en son esprit, en ses paroles, en ses actions ou même en ses habillements, est ce qui parachève les honnêtes gens, ce qui les rend aimables, et ce qui les fait aimer. […] Il y a une manière de dire les choses qui leur donne un nouveau prix, et il est constamment vrai que ceux qui ont un tour galant dans l’esprit peuvent souvent dire ce que les autres n’oseraient seulement penser. Mais l’air galant de la conversation consiste principalement à penser les choses d’une manière délicate, aisée et naturelle ; à pencher plutôt vers la douceur et vers l’enjouement que vers le sérieux et le brusque, et à parler enfin facilement et en termes propres de toutes choses sans affectation.

Mlle de Scudéry, Conversations, 1684 (extrait d’Artamène ou le Grand Cyrus)