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Dessiner l’horreur pour survivre

logo_france_infoLe camp d’Auschwitz-Birkenau a été libéré il y a 70 ans. Pour survivre, s’évader et témoigner, certains déportés se sont servis de leur talent de dessinateur ou de peintre. Des crayons pour raconter l’indicible.

Peut-on créer lorsqu’on est encerclé par la mort ? Et pourquoi le faire ? Alors que la communauté internationale se rassemble pour commémorer le 70e anniversaire de la libération d’Auchwitz-Birkenau, France Info a décidé de parler du dessin en milieu concentrationnaire. Pour ceux qui en avaient le courage, et le talent, dessiner était une prise de risque, un défi à la mort. Certains faisaient des œuvres « alimentaires », en échange d’un bout de pain, d’autres pour témoigner, s’évader ou pour décrire ce qui n’avait pas de mots.

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La dépression de Boris Taslitzky, dessin de 1944 à Buchenwald (www.boris-taslitzky.fr)
Trouver du matériel

Dessiner était interdit et le premier challenge était de trouver le matériel. Derrière chaque dessinateur-déporté il y a une histoire. Celle de Boris Taslitzky qui a réalisé plus de 100 dessins et cinq aquarelles à Buchenwald entre 1944 et 1945. A son arrivée, il dit à un des « secrétaires de block » qu’il est peintre, le responsable lui répond « moi aussi ». Le déporté recevra plus tard des bouts de crayons et des carrés de papier. « Un camp demande toute une administration, toute une comptabilité : tant de morts dans la nuit, tant de rations de pain », a raconté Boris Taslitzky lors d’une table ronde en 1995, « le papier existe pour cette comptabilité (…). Ces morceaux de papier, les secrétaires de blocks m’en donnaient. Tous les artistes que j’ai rencontrés à Buchenwald ont travaillé sur ce genre de papier ».

Il y a aussi l’histoire de Walter Spitzer, auteur de Sauvé par le dessin à Buchenwald. Le jeune homme, âgé de 16 ans lorsqu’il arrive dans ce camp, a été protégé par la Résistance du camp qui lui fournissait du matériel. Il se souvient aussi de cette anecdote : « Sur un chantier, j’ai aussi récupéré un sac de ciment. Il avait quatre couches de papier et celles de l’intérieur sont splendides, couleur papier kraft. Ensuite, j’ai chauffé du charbon de bois dans une gamelle et j’ai dessiné avec un bout de bois calciné ».

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La soupe dans les box de Boris Taslitzky (1944) (www.boris-taslitzky.fr)
Peindre pour le moral

Créer de manière artistique, c’était aussi une manière de survivre moralement. Jeannette L’Herminier, déportée à Ravensbrück en Allemagne, dessinait pour s’évader des conditions de vie du camp. Elle a fait le portrait de ses compagnes de block en s’efforçant de les « faire aussi bien coiffées que possible », comme le rapporte l’historienne Claire Vionnet, dans Des silhouettes d’espoir dans l’enfer concentrationnaire. Les déportées lui disaient : « Mais tu crois qu’on est encore comme ça ? », elle leur répondait avec bienveillance : « Je ne sais pas dessiner, je suis obligée de suivre vos contours. Et bien oui, on est comme ça, bien sûr qu’on tient très bien le coup ».

Le moral des femmes, le moral des hommes, et le moral des enfants. En République Tchèque, au camp de Terezin (Theresienstadt en allemand), une femme a tenté de faire oublier aux enfants le quotidien par le dessin. Le camp de Terezin, au nord de Prague, avait une particularité : les juifs enfermés à l’intérieur devaient s’auto-administrer. Friedl Dickers-Brandeis, disciple du Bahaus, dirigea des ateliers de dessins pour les moins de 14 ans. Elle nota en 1943 : « L’enseignement du dessin ne prétend pas faire de tous les enfants des peintres, mais libérer ou mieux favoriser la créativité et l’autonomie comme sources d’énergie ; éveiller l’imagination, renforcer les capacités de jugement et l’observation ». 4.000 de ces dessins ont été retrouvés dans deux valises, cachées par Friedl Dickers-Brandeis dans un dortoir. L’enseignante est déportée et tuée à Auschwitz en 1944.

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Emilie Lochy, Annette Becker, sur la crainte des chiens des SS (Am Tor = portail) 1939-1945
Témoigner

Peindre, dessiner pour témoigner de la réalité des camps. Etre les historiens de la période concentrationnaire. Peut-être le rôle principal des artistes des camps. Léon Delarbre en avait conscience. Son talent d’artiste « lui imposait un nouveau devoir : rapporter un témoignage précis et objectif de cette vie monstrueuse et incroyable, pour que ses croquis, pris sur le vif, puissent fixer l’empreinte irréfutable d’une barbarie à ce jour sans exemple », a témoigné Pierre Maho, compagnon de détention de Léon Delarbre. Léon Delarbre a été arrêté en 1944 et déporté à Auschwitz, puis à Buchenwald, Dora et Bergen-Belsen. Il fallait aussi penser à cacher les dessins, pour qu’ils traversent le temps. « Porter des dessins sur soi était trop risqué et les laisser au block à la merci d’une perquisition était impossible », a raconté Pierre Maho. Léon Delarbre est parvenu à sauver ses dessins en les cachant sur sa poitrine à l’arrivée des Alliés.

Dessiner pour être sauvé. En 1945, Walter Spitzer, 16 ans, a été caché par la Résistance du camp de Buchenwald. « Tu seras notre photographe », a dit l’un des responsables. Le jeune Polonais a fait une promesse : « Que je montrerai tout ça, que je dessinerai tout ça après la guerre ».

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Deux déportés dessinés par Walter Spitzer à Buchenwald

Et parfois les témoignages sont anonymes. Le musée d’Auschwitz-Birkenau a publié, en 2012, un carnet de 22 dessins. Ils sont signés M.M. et personne ne sait qui se cache derrière ces initiales. Les images ont été retrouvées cachées dans une bouteille du camp de Birkenau, près des crématoires et des chambres à gaz. Elles ont été découvertes en 1947 mais publiées il y a seulement un peu plus de deux ans. L’auteur a voulu montrer le plus de détails possible : l’étoile jaune sur les vêtements, les plaques des voitures des SS. Le Carnet de croquis représente, pour le musée d’Auschwitz, « une source de documentation sur le brutalité du camp ».

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La séparation des familles. Le carnet de croquis d’Auschwitz de M.M.
La beauté dans l’horreur ?

Les bouts de crayons des dessinateurs-déportés sont-ils le reflet d’une beauté artistique ? Un concept difficile à concevoir pour certains, mais dans le documentaire de Christophe Cognet Parce que j’étais peintre, Zoran Music, déporté à Dachau, explique : « Je n’ose pas le dire et je ne devrais pas le dire mais pour un peintre, c’était une beauté incroyable. C’était beau parce qu’on a senti toute cette douleur en dedans, tout ce que ces gens ont souffert ». Le Slovène, arrêté en 1944 à Venise, puis déporté, confie qu’il a dessiné parce que c’était « une nécessité intérieure ». « Ce n’est pas que je voulais témoigner, mais la chose était tellement énorme, monumentale, d’une beauté atroce, terrible, quelque chose d’incroyablement, d’énormément tragique, d’incompréhensible : pouvoir assister à un paysage de mort, un paysage de ce genre-là”, poursuit-il.

Dans une interview accordée aux élèves du collège André Malraux de Paron ( dans l’Yonne) en 2005, Boris Taslitzky parle également de la « beauté de l’horreur », ce qu’il voyait devant lui, si on oublie ce que cela représente réellement était « plastiquement beau ». Un sentiment que partage Walter Splitzer, déporté de Buchenwald : « Dans le petit camp, il y avait des fumées, des gamelles, les gens allumaient du feu, c’était coloré. Il y avait quelque chose de beau là-dedans ».


Walter Spitzer, sauvé des camps grâce au dessin

En 1945, Walter Spitzer a 16 ans. Les résistants du camp de Buchenwald en Allemagne décident de le cacher et de le sauver en échange d’une promesse : que le petit prodige du dessin témoigne de l’enfer des camps, une fois la guerre terminée.

« A tous ces enfants assassinés qui ne peuvent plus parler, je leur ai prêté mes crayons et mes pinceaux ».

Cette phrase qui fait écho à l’actualité, est extraite du livre d’un survivant des camps de concentration Sauvé par le dessin, Buchenwald. Walter Spitzer, déporté alors qu’il a 16 ans, a été sauvé par les résistants du camp de Buchenwald car il savait dessiner.

Portrait de Walter Spitzer
Portrait de Walter Spitzer
Son talent contre une promesse

Une nuit de janvier 1945, Walter est réveillé et doit se rendre devant le chef du block du quartier de Buchenwald où il est interné. Quelques heures plus tard, il doit faire partie du « transport » qui mène vers un autre camp où l’espérance de vie est de « huit jours ». Dans son livre Walter Spitzer se souvient des paroles formulées au milieu de la nuit : « Nous, le Comité international de résistance aux nazis, avons décidé de te soustraire à ce transport. Depuis que tu es là, nous t’observons. Tu dessines tout le temps, tu sais voir. C’est cela qui nous a décidés. Mais tu dois nous promettre solennellement que, si tu survis, tu raconteras, avec tes crayons, tout ce que tu as vu ici ».

« Tu seras notre photographe »

Dans son atelier parisien, Walter Spitzer, 87 ans aujourd’hui, se remémore encore et encore ce défi. « Qu’est-ce que j’allais faire de cette promesse ? », s’est-il demandé après la guerre. Il est retourné à l’école des beaux-arts pour apprendre la gravure. A refait de mémoire, de nombreux dessins qu’il avait peints dans le camp. Contacté par un éditeur pour illustrer les œuvres complètes de Malraux, il grave en noir et blanc ce qu’il a vu pendant sa déportation. « C’est lui », décrète André Malraux qui doit choisir entre plusieurs artistes. Le Polonais à l’accent toujours prononcé illustre ensuite les œuvres de Jean-Paul Sartre, d’Henry de Montherlant, de Joseph Kessel, et construira le mémorial de la rafle du Vél’ d’Hiv’.

Ne pas dessiner la mort

A l’époque, entouré par la mort, l’adolescent ne prend pas conscience de l’importance historique de ses dessins. « Je n’avais aucune prétention historique, ni là, ni plus tard, ni jamais », raconte-t-il, « et je n’ai jamais pensé que les dessins que je faisais dans les camps étaient un acte de résistance. Je dessinais, tout simplement ».

Avec beaucoup de détails et un trait fin et pointu, Walter dessine des scènes de vie, des gens qui mangent, qui dorment mais il choisit de ne pas dessiner la mort. Il est témoin de pendaisons, de décès à cause de la fatigue ou de la faim, de charrettes de corps entassés. « C’est trop dur », confie avec pudeur le peintre, toujours profondément marqué par cette période, « c’est trop personnel, le visage de quelqu’un qui est supplicié comme ça, on ne peut pas y toucher ».

Walter Spitzer - La distribution de soupe
Walter Spitzer – La distribution de soupe
Le ciment pour dessiner

Aujourd’hui, dans son atelier aux mille et une peintures, il n’y a qu’à installer un chevalet pour dessiner. Mais, dans les camps, l’un des plus gros challenges était de trouver le support et les crayons. Walter raconte la fabrication de son premier dessin, lorsqu’il était à Auschwitz III : « Je me suis procuré un sac de ciment. Il avait quatre couches de papier et celles de l’intérieur sont splendides, couleur papier kraft. Ensuite, j’ai chauffé du charbon de bois dans une gamelle et j’ai dessiné avec un bout de bois calciné ».

A Buchenwald, il reçoit des crayons, des bouts de papier et des cahiers d’écoliers. Dans les autres camps, les « dessinateurs-déportés » racontent qu’ils peignent au dos des papiers administratifs dérobés par certains gardes.

Des bottes contre un portrait

Avant d’arriver à Buchenwald, Walter a épuisé ses bouts de crayons à Auschwitz III, un camp de travail. « Je faisais des portraits de gens importants car c’était une manière de se protéger », raconte-t-il, « et une manière d’avoir un petit bout de pain en plus ». Tous les jours, il faisait un portrait d’après photo et l’échangeait avec des prisonniers français et anglais.

Il se souvient : « Je me suis procuré des chaussures de l’armée anglaise, et ça m’a sauvé la vie ». Ces bottes chaudes vont lui servir à avancer lors de la marche de la mort. « Les gens mouraient à cause des pieds », se remémore-t-il, « les pieds gelaient et la glace s’accumulait en dessous ». Lucide, il résume : « Si on ne savait pas faire quelque chose avec ses mains, on était foutu ».

Contre la Shoah-business

Il y a parfois un débat entre survivants : fallait-il laisser sa place à l’art, alors que le corps était au milieu de la mort ? Un autre survivant dessinateur, Zoran Musich, parle de la « beauté » des dessins des camps. Walter Spitzer acquiesce. « Dans le petit camp, il y avait des fumées, des gamelles, les gens allumaient du feu, c’était coloré. Il y avait quelque chose de beau là-dedans ».

« Je ne veux pas vendre le sang de mes parents »

Après la guerre, Walter Spitzer est devenu peu à peu une référence artistique. Il accepte toujours de témoigner mais tient tout de même à avancer. « Ma carrière d’artiste-peintre ne tourne pas autour des camps », affirme l’octogénaire. Il ne supporte pas « les gens qui pratiquent la Shoah-business », c’est-à-dire, « faire des affaires et vivre grâce à la Shoah ou la Déportation ». Jusqu’à cette phrase il avait réussi à cacher son émotion derrière ses yeux malicieux. Il conclut, affecté : « Je ne veux pas vendre le sang de mes parents ».

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La marche de la mort du camp dAuschwitz au camp de Buchenwald

Article écrit par Elise Delève pour France Info

Le mythe de Sisyphe

Les dieux avaient condamné Sisyphe à rouler sans cesse un rocher jusqu’au sommet d’une montagne d’où la pierre retombait par son propre poids. Ils avaient pensé avec quelque raison qu’il n’est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir.

Si l’on en croit Homère, Sisyphe était le plus sage et le plus prudent des mortels. Selon une autre tradition cependant, il inclinait au métier de brigand. Je n’y vois pas de contradiction. Les opinions diffèrent sur les motifs qui lui valurent d’être le travailleur inutile des enfers. On lui reproche d’abord quelque légèreté avec les dieux. Il livra leurs secrets. Égine, fille d’Asope, fut enlevée par Jupiter. Le père s’étonna de cette disparition et s’en plaignit à Sisyphe. Lui, qui avait connaissance de l’enlèvement, offrit à Asope de l’en instruire, à la condition qu’il donnerait de l’eau à la citadelle de Corinthe. Aux foudres célestes, il préféra la bénédiction de l’eau. Il en fut puni dans les Enfers. Homère nous raconte aussi que Sisyphe avait enchaîné la Mort. Pluton ne put supporter le spectacle de son empire désert et silencieux. Il dépêcha le dieu de la guerre qui délivra la Mort des mains de son vainqueur.

On dit encore que Sisyphe étant près de mourir voulut imprudemment éprouver l’amour de sa femme. Il lui ordonna de jeter son corps sans sépulture au milieu de la place publique. Sisyphe se retrouva dans les Enfers. Et là, irrité d’une obéissance si contraire à l’amour humain, il obtint de Pluton la permission de retourner sur la terre pour châtier sa femme. Mais quand il eut de nouveau revu le visage de ce monde, goûté l’eau et te soleil, les pierres chaudes et la mer, il ne voulut plus retourner dans l’ombre infernale. Les rappels, les colères et les avertissements n’y firent rien. Bien des années encore, il vécut devant la courbe du golfe, la mer éclatante et les sourires de la terre. Il fallut un arrêt des dieux. Mercure vint saisir l’audacieux au collet et l’ôtant à ses joies, le ramena de force aux enfers où son rocher était tout prêt.

On a compris déjà que Sisyphe est le héros absurde. Il l’est autant par ses passions que par son tourment. Son mépris des dieux, sa haine de la mort et sa passion pour la vie, lui ont valu ce supplice indicible où tout l’être s’emploie à ne rien achever. C’est le prix qu’il faut payer pour les passions de cette terre. On ne nous dit rien sur Sisyphe aux Enfers. Les mythes sont faits pour que l’imagination les anime. Pour celui-ci on voit seulement tout l’effort d’un corps tendu pour soulever l’énorme pierre, la rouler et l’aider à gravir une pente cent fois recommencée ; on voit le visage crispé, la joue collée contre la pierre, le secours d’une épaule qui reçoit la masse couverte de glaise, d’un pied qui la cale, la reprise à bout de bras, la sûreté tout humaine de deux mains pleines de terre. Tout au bout de ce long effort mesuré par l’espace sans ciel et le temps sans profondeur, le but est atteint. Sisyphe regarde alors la pierre dévaler en quelques instants vers ce monde inférieur d’où il faudra la remonter vers les sommets. Il redescend dans la plaine.

C’est pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe m’intéresse. Un visage qui peine si près des pierres est déjà pierre lui-même ! Je vois cet homme redescendre d’un pas lourd mais égal vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin. Cette heure qui est comme une respiration et qui revient aussi sûrement que son malheur, cette heure est celle de la conscience. À chacun de ces instants, où il quitte les sommets et s’enfonce peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son destin. Il est plus fort que son rocher.

Si ce mythe est tragique, c’est que son héros est conscient. Où serait en effet sa peine, si à chaque pas l’espoir de réussir le soutenait ? L’ouvrier d’aujourd’hui travaille, tous les jours de sa vie, aux mêmes tâches et ce destin n’est pas moins absurde. Mais il n’est tragique qu’aux rares moments où il devient conscient. Sisyphe, prolétaire des dieux, impuissant et révolté, connaît toute l’étendue de sa misérable condition : c’est à elle qu’il pense pendant sa descente. La clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du même coup sa victoire. Il n’est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris.

Si la descente ainsi se fait certains jours dans la douleur, elle peut se faire aussi dans la joie. Ce mot n’est pas de trop. J’imagine encore Sisyphe revenant vers son rocher, et la douleur était au début. Quand les images de la terre tiennent trop fort au souvenir, quand l’appel du bonheur se fait trop pressant, il arrive que la tristesse se lève au coeur de l’homme : c’est la victoire du rocher, c’est le rocher lui-même. L’immense détresse est trop lourde à porter. Ce sont nos nuits de Gethsémani. Mais les vérités écrasantes périssent d’être reconnues. Ainsi, Œdipe obéit d’abord au destin sans le savoir. À partir du moment où il sait, sa tragédie commence. Mais dans le même instant, aveugle et désespéré, il reconnaît que le seul lien qui le rattache au monde, c’est la main fraîche d’une jeune fille. Une parole démesurée retentit alors : « Malgré tant d’épreuves, mon âge avancé et la grandeur de mon âme me font juger que tout est bien. » L’Œdipe de Sophocle, comme le Kirilov de Dostoïevsky, donne ainsi la formule de la victoire absurde. La sagesse antique rejoint l’héroïsme moderne.

On ne découvre pas l’absurde sans être tenté d’écrire quelque manuel du bonheur. « Eh ! quoi, par des voies si étroites… ? » Mais il n’y a qu’un monde. Le bonheur et l’absurde sont deux fils de la même terre. Ils sont inséparables. L’erreur serait de dire que le bonheur naît forcément de la découverte absurde. Il arrive aussi bien que le sentiment de l’absurde naisse du bonheur. « Je juge que tout est bien », dit Œdipe, et cette parole est sacrée. Elle retentit dans l’univers farouche et limité de l’homme. Elle enseigne que tout n’est pas, n’a pas été épuisé. Elle chasse de ce monde un dieu qui y était entré avec l’insatisfaction et le goût des douleurs inutiles. Elle fait du destin une affaire d’homme, qui doit être réglée entre les hommes.

Toute la joie silencieuse de Sisyphe est là. Son destin lui appartient. Son rocher est sa chose. De même, l’homme absurde, quand il contemple son tourment, fait taire toutes les idoles. Dans l’univers soudain rendu à son silence, les mille petites voix émerveillées de la terre s’élèvent. Appels inconscients et secrets, invitations de tous les visages, ils sont l’envers nécessaire et le prix de la victoire. Il n’y a pas de soleil sans ombre, et il faut connaître la nuit. L’homme absurde dit oui et son effort n’aura plus de cesse. S’il y a un destin personnel, il n’y a point de destinée supérieure ou du moins il n’en est qu’une dont il juge qu’elle est fatale et méprisable. Pour le reste, il se sait le maître de ses jours. À cet instant subtil où l’homme se retourne sur sa vie, Sisyphe, revenant vers son rocher, contemple cette suite d’actions sans lien qui devient son destin, créé par lui, uni sous le regard de sa mémoire et bientôt scellé par sa mort. Ainsi, persuadé de l’origine tout humaine de tout ce qui est humain, aveugle qui désire voir et qui sait que la nuit n’a pas de fin, il est toujours en marche. Le rocher roule encore.

Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. »

Le Mythe de Sisyphe, Albert Camus, Œuvres complètes, t.1, pp. 301-304.